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RIS DE MOTS
20 octobre 2023

L’Estincelle de Thomas Arfeuille

gniole

  L’Estincelle

Thomas Arfeuille

  

            Je ne publierai jamais un guide gastronomique, ma conscience professionnelle d’écrivain me l’interdit. J’écris des contes horrifiques ; le seul restaurant que je connaisse bien est celui du diable, j’y dîne tous les soirs. Cependant, si comme moi vous traversez la France du nord au sud en voiture et passez par le Chaumerçois, je me permettrais quand même de vous recommander une bonne adresse : l’auberge Le Bonnot que tiennent Jean Louis Martelli et sa fille Isabelle à Chauverny. Mon palais abîmé par les soupes brûlantes sait encore distinguer les produits de qualité, et je peux vous garantir que leur entrecôte, à la fois ferme et fondante, généreusement persillée et cuite ainsi qu’il se doit – saignante –  vaut le détour par la route départementale. J’ai pris des frites comme garniture, et elles aussi sont excellentes, rôties au four, croustillantes sur les bords et moelleuses au milieu. J’ai également apprécié la générosité de ce plat d’entrecôte : la pièce de bœuf, au Bonnot, c’est cinq cents grammes. Ici, on ne mange pas une « assiette »,  mais ce qu’il y a dedans ; ici, on ne sort pas de table en ayant encore faim. Mais évidemment, si vous faites attention à votre moyenne ou si vous suivez un régime, restez sur l’autoroute, vous pourrez toujours acheter un sandwich triangulaire dans une station-service. J’ai connu un anglais qui avait roulé de cette façon de Calais à Mandelieu, en sixième vitesse et en se rationnant : Il avait retenu de cette aventure que notre art culinaire ne valait pas mieux que celui de son île.

            Il n’y a pas grand monde aujourd’hui dans l’établissement. Deux garçons en bleus de travail avalent silencieusement des harengs pommes à l’huile, comme deux vieux amis ou comme deux frères qui n’ont plus besoin de parler pour ne rien se dire. Je suppose que ce sont des ouvriers agricoles, je n’ai pas vu une seule usine dans les environs. Je n’ai vu que des fermes. Pas d’autre client, à part moi. Isabelle Martelli est postée derrière le comptoir ; elle contemple la salle déserte sans mot dire.

              Le patron m’apporte le café. Il remarque la carte Michelin que j’ai posée sur la table.  

            « Tiens, vous aussi vous êtes de la vielle école ! » s’exclame-t-il.

            Je lève un sourcil interrogateur. Je me demande dans quelle école communale, dans quel collège Anatole France ou dans quel lycée Jules Ferry j’ai bien pu croiser ce gaillard chauve qui doit avoir à peu près le même âge que moi, la cinquantaine.

            « Vous aussi vous roulez sans GPS, je veux dire.

            –  Ah oui… Je préfère les cartes, en effet. Elles offrent à la fois  une vue d’ensemble et beaucoup de détails. Je hais les écrans. Ils ne montrent que des schémas d’une platitude déprimante.

            – Vous avez raison. Les écrans sont plats. »

              En réalité, j’aime mon GPS. Mais je veux plaire à mon hôte car il m’est sympathique. J’aime mon GPS d’un amour  pragmatique, il est bien plus facile à consulter en conduisant qu’une carte dépliée sur le siège passager. Seulement voilà : dans ce pays du Chaumerçois, les signaux des satellites ne passent pas. Je réponds :  

            « Je déteste tellement les écrans, voyez-vous, que je n’utilise pas d’ordinateur pour travailler. Pourtant je suis écrivain. Je me sers d’une vieille Remington.

            – Vous écrivez… »  

            Voilà qui semble impressionner mon aubergiste. Un homme de lettres, à Chaumercy.  Ah, s’il savait à quelle affreuse cuisine se livre l’auteur qu’il a devant lui pour concocter ses histoires ! Des recettes censées plaire au plus grand nombre, dépourvues d’originalité et d’authenticité. Des plats tout prêts, réchauffés.

            Il se tourne vers sa fille. Elle lui fait un signe de la tête, une sorte de signe d’approbation. Isabelle Martelli est d’une  beauté troublante, je le remarque seulement maintenant.

            Un détail, sur la carte, m’intrigue :

             « Vous voyez cette petite route ? Le trait s’efface au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans ce petit bois. Bizarre. C’est une impasse ? Parce que sinon, cela me ferait un joli raccourci. Ce n’est pas que je sois vraiment pressé, mais cela pique ma curiosité.

            –  Personne ne  prend cette route. Ce n’est pas un raccourci. Ce petit bois est beaucoup plus grand que vous ne le croyez. C’est la forêt des Chenalans.   

            – Les Chenalans… Joli nom. Ce sont les propriétaires de cette Amazonie ? Ce sont des elfes ?

            – Non.

            – Des trolls ?

            – Vous croyez aux trolls ?

            – Pas du tout. Mais mes lecteurs les adorent.  

            – Laissez tomber. Les Chenalans ne sont pas des gens intéressants. N’allez pas dans cette forêt.

            Bien entendu, je me promets de foncer là-bas dès que j’aurai payé l’addition. Les légendes locales font partie de mes sources d’inspiration. Et puis… m’est avis que ces Chenalans cachent un secret intéressant. Un coin à champignons, par exemple. C’est  la saison des trompettes.

            « Ça vous dirait un petit coup de notre liqueur du pays ?  La maison vous l’offre. »

            Mon hôte détourne la conversation. Oui, décidément, la région regorge certainement de ceps, de trompettes et de girolles.

             « Ce serait avec plaisir, mais je ne bois pas… »

             J’ai déjà été l’innocente victime de breuvages autochtones prétendument inoffensifs, certaines prunes, certains calvas, certaines framboises, certains génépis et autres cigües.

             « Allons donc !

            – Je ne bois jamais d’alcools forts, en tout cas.

            –  Notre Estincelle n’est pas forte.

            – Pas forte comment ?

            – Juste assez pour qu’elle se conserve.  

            – Bon. Mais un tout petit verre. Et avec vous. »

            Je ne veux pas mourir seul.

            Martelli s’éclipse et  revient avec deux verres à liqueur remplis à peine au quart d’un liquide jaune. Quand bien même s’agirait-il d’alcool pur qu’il n’y aurait pas là de quoi tuer un écrivain. Il s’assoit et boit cul-sec.

            «  Ah, qu’elle est bonne ! »

            Je l’imite.

            « Ça oui. Elle est divine. »

            C’est infect, à la fois amer et horriblement sucré. J’ai avalé des sirops pour la toux qui étaient meilleurs. Isabelle nous observe depuis son poste. Elle étouffe un rire.

            Les Martelli sont des gens charmants, mais il n’est de si bonne compagnie qui ne se quitte. Je paye, je me lève et je les salue. Je ne suis pas pressé, certes, mais j’ai quand même quelques impératifs. Myriam, qui m’attend à Nice, ne comprendrait pas que je mette une semaine pour descendre de Paris. Et j’ai d’autres rendez-vous les jours prochains, à Cannes, à Menton.

            La départementale traverse le village. Chauverny n’est qu’un gros hameau d’une trentaine de maisons. Il n’y a personne dans la rue en ce début d’après-midi. Je pense à Isabelle ; je songe à la vacuité de l’existence qu’elle doit mener dans un tel endroit. Pauvre enfant. La ville la plus proche, Chaumercy, est à vingt-cinq kilomètres au sud.

             Je conduis pendant une dizaine de minutes. J’arrive à la hauteur d’un bois. Sur ma gauche, une petite route y pénètre. Comme sur mon plan.  Je m’attendais à trouver un mauvais chemin vicinal creusé d’ornières, mais c’est une voie goudronnée. Je l’emprunte sans hésiter.  Le sous-bois est  presque aussi sombre que l’intérieur d’une église romane. Je roule lentement.

            Tout à coup, j’ai un vertige. Ma vue se brouille. Mon rythme cardiaque s’accélère. Je transpire. J’ai l’impression que ma voiture flotte, oscille d’un bord  sur l’autre comme une barque. Je n’ai pas besoin de chercher loin la cause de ce malaise : une fois de plus, moi qui ne bois pas, je suis tombé dans le piège du petit verre pour la route. L’Estincelle est un poison qui décuple les effets de l’alcool. Seuls les autochtones peuvent en ingurgiter impunément, ils sont immunisés. Il y a en contrebas de la mer houleuse qui me porte, au creux d’étranges plissements du terrain, des demeures qui ressemblent à des villas de stars et qui seraient mieux à leur place à Long Beach que dans cette forêt remplie d’ombre. Ça y est, je commence à voir des choses qui n’existent pas.

            Soudain ils sont là, une trentaine, surgis de nulle part et me barrant la route. Ils sont grands, maigres, blancs comme des linges ; ils ont les yeux bleus et de longs cheveux filasses. Ils sont armés de couteaux et de hachettes et le plus grand, un géant de plus de deux mètres vingt qui se tient à l’avant de la horde, porte une lance gigantesque. Je pile. Les Chenalans n’esquissent aucun mouvement, ne poussent aucun cri de guerre. Le seul bruit que l’on entende est celui de mon moteur tournant au ralenti.

            J’enclenche la marche arrière. Mais lorsque je me tourne, je constate qu’une autre barrière fantômatique s’est formée derrière mon véhicule.   

            Dans mes contes, j’exécute couramment des dizaines de personnages – mes lecteurs seraient déçus si j’en tuais moins – mais en réalité je suis quelqu’un de pacifique, et même en rêve je répugne à éliminer qui que ce soit. En même temps je sais, pour l’avoir souvent visité, que l’on ne revient pas indemne du royaume des illusions si l’on y reste trop longtemps, et je sais aussi que l’on risque d’y rester définitivement. Je repasse en première.

            Je fais rugir le moteur, je laisse l’embrayage patiner puis j’embraye sèchement. Mon Alfa part comme un missile. Les spectres ne bougent pas. Je percute le géant, je l’écrase. Avant cela, il a eu le temps de planter sa lance dans mon pare-brise ; elle m’a manqué de peu, elle a traversé l’habitacle et s’est fichée dans la banquette arrière. Puis je fends la foule, littéralement. C’est un carnage. Des chocs mous remontent dans la colonne de direction. J’ai l’impression de transpercer un banc de méduses collées les unes contre les autres. Des corps éventrés sont projetés par-dessus le capot ou passent sous mes roues ; mon pare-brise est tâché de matière fécale et de sang rose pâle. J’en traîne un, accroché à mon aile droite, sur une centaine de mètres. Il se détache enfin. Je suis passé.

            Risquant l’accident à chaque virage, je roule comme un fou sur l’asphalte humide et couvert par endroits de feuilles mortes. Je dépasse un drôle de type déguisé en cow-boy qui, sur le bas-côté, jongle avec des torches. Je roule comme un fou. Heureusement, je trouve vite la sortie de ce cauchemar, l’orée du bois, et la petite route rejoint bientôt la départementale. Le domaine des Chenalans n’est pas aussi vaste que ce que prétendait le père Martelli – les locaux en font toujours des tonnes avec les légendes de leurs bosquets. C’est terminé. Les effets de l’Estincelle ne durent pas longtemps. Je n’irais cependant pas jusqu’à vous dire d’en boire si, suivant mon conseil, vous vous arrêtez au Bonnot pour casser la croûte. Son goût est vraiment immonde, je l’ai encore dans la bouche.

             La lance du grand Chenalan a disparu de mon intérieur. Mon rythme cardiaque a retrouvé sa fréquence normale. Je souffle. Je lève le pied.  Autour de moi, jusqu’à l’horizon, je ne vois que des champs qui se ressemblent tous. Je suis de retour dans le monde rangé correctement.

            Ce n’est pas vrai ! Deux motards dans mon rétroviseur, des motards bleus. Il ne manquait plus qu’eux. Ils me rattrapent et me font signe de me garer. J’obtempère. Je n’ai rien à me reprocher, l’infime dose d’alcool que pouvait contenir le fond d’Estincelle que l’on m’a fait boire ne troublera pas l’éthylomètre. Je baisse ma vitre et affiche un sourcil détendu à l’attention de l’ange bleu qui, descendu de son cheval de chrome, se penche vers moi.

            « Sortez de votre véhicule, monsieur. »

             D’accord. Je vais avoir droit au grand jeu. Marcher droit. Marcher à cloche-pied. Faire le flamand-rose en me touchant le nez. Compter jusqu’à cent…

            Mais non. Le gardien des choses en ordre me prend par le coude et m’entraîne à quelques mètres de mon Alfa dont la robe gris perle, immaculée, brille de mille feux sous le soleil retrouvé. Il me dit :

            « Vous voyez, là ? Ça ne vous dérange pas de conduire ainsi, avec cet énorme pieu enfoncé dans votre pare-brise ? »

Thomas Arfeuille

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Commentaires
A
M'aider à mettre le post convenablement au lieu de faire des fautes sur mon propre texte...<br /> <br /> meilleure sur un mot et sans le contexte?<br /> <br /> pas grave mon Danou<br /> <br /> je refais un popo du mêmetonneau et te l'envoie!<br /> <br /> agla
Répondre
A
Tomax<br /> <br /> le plus important pour moi dans ce que tu ecris, et ici particulièrement, c'est le plaisir que j'ai à te lire...si il y avait des fautes, je ne les verrai pas.<br /> <br /> mais il n'y en a pas en plus<br /> <br /> garde ça et cherche un concours de nouvelles...avec "NON" que je n'oublie pas<br /> <br /> je mets un mot à pépito qui est connaisseur et à hervé Baudouy que j'aime<br /> <br /> soeur agla de la visitation
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