Photo de D.V.
Mariage à Châlons-en-Champagne de
Thomas Arfeuille
Jean-Marc et Armando parvinrent à Châlons-en-Champagne avant que leur vieille Renault ne tombât en pièces détachées. Ils se garèrent juste en face de l’église. Jean-Marc, dont la portière était bloquée, se contorsionna comme un ver pour s’extraire du véhicule en passant par sa vitre ouverte ; Armando, dont la portière fonctionnait à merveille, en sortit normalement, mais ensuite il cria « bonjour Châlons » à la cantonade en écartant les bras comme un politicien en campagne. Puis, quand Frank le rouennais et Valérie la châlonnaise descendirent les marches du perron, ils leur lancèrent des poignées d’air pour imiter les gens qui leur jetaient des grains de riz. Il y avait peut-être deux cents personnes sur le parvis, et tout le monde les regardait.
Une Rolls bleu pâle, d’un modèle ancien, avec chauffeur, s’arrêta au milieu de la place. Les mariés s’y engouffrèrent et la Rolls repartit, accompagnée, dans un concert de klaxons, par une file de belles voitures, lustrées, étincelantes, et en parfait état de marche. Estimant qu’ils s’étaient suffisamment distingués pour le moment, les deux pitres ne suivirent pas le cortège. Ils roulèrent jusqu’à la MJC, où Frank leur avait retenu une chambre, et y jouèrent au scrabble en attendant la fête de mariage qui devait commencer à vingt et une heures dans la salle polyvalente de la ville.
Ils avaient emmené leurs guitares. Frank avait embauché des musiciens professionnels pour la soirée, et ceux-ci avaient accepté de les laisser répéter un peu avant eux, sur la scène, quand il n’y aurait personne. Ils n’avaient encore jamais eu l’occasion de monter sur une scène. Leur petit groupe de blues-rock amateur (Frank à la batterie, Jean-Marc à la guitare, Armando à la basse et au chant) était tout récent. Ils approchaient tous trois de la trentaine, et cette passion à la fois subite et tardive pour le rock amusait beaucoup Valérie. Elle disait qu’ils étaient « des adolescents attardés qui refusent de grandir ».
Ils se rendirent à la salle polyvalente vers vingt heures, l’heure convenue avec Frank. Cependant, il devait y avoir un malentendu : les employés du traiteur finissaient d’installer le buffet et les invités arrivaient déjà. Robes de soirée, blazers, cravates, nœuds papillons. Frank, qui avait gardé son costume de cérémonie, courait de l’un à l’autre.
« Il aurait dû nous dire qu’il s’agissait d’une soirée habillée », soupira Jean-Marc, dont le T-shirt affichait, en grosses lettres, une inscription très cool et très Jazzy : « SO WHAT ? »
« Comment peut-on faire un nœud à un papillon, ajouta Armando. C’est cruel. »
Le marié les aperçut et vint les rassurer : « On passera après, quand tout ce beau monde sera parti. » Puis il retourna discuter avec des cousins de Valérie.
Un serveur poussait un charriot rempli de bouteilles de champagne. Ils en attrapèrent une. « Un mariage en champagne à Châlons-en-Champagne, j’aime ! », s’exclama Armando.
Les musiciens commencèrent à jouer. C’était une formation de rythm and blues complète, avec des choristes et une section de cuivre. Ils enchaînèrent les standards pendant deux bonnes heures, puis firent une pose, puis jouèrent une heure encore avant de saluer l’assistance. On les rappela. On leur aurait bien demandé de jouer la nuit entière. Ils reprirent Midnight hour, de Wilson Picket, puis ce fut terminé. Jean-Marc et Armando n’avaient jamais vu un groupe de Rhythm and blues aussi bon, que ce fût au Bateau Ivre, à Rouen, ou ailleurs. Ils n’avaient jamais entendu un groupe reprendre aussi bien Midnight hour. Eux aussi reprenaient Midnight hour, mais leur version, sans cuivres, sans chœurs et sans un chanteur digne de ce nom, n’avait rien de comparable.
Armando en était à sa troisième bouteille de champagne, Jean-Marc un peu moins. Frank réapparut.
« Vous ne vous ennuyez pas trop les amis ?
– Pas du tout, dit Armando. Le champagne… heu… le groupe était très bon.
– N’est-ce pas ? Et maintenant, c’est à nous. »
Armando avala de travers. La salle n’avait pas désempli.
« Maintenant ?
– Je l’ai promis à Valérie », expliqua Frank. Et il partit s’installer à la batterie.
« Il nous a bien eus, résuma Armando.
– Tu n’as pas trop bu ? lui demanda Jean-Marc.
– Je ne bois jamais trop. Je ne sais pas ce que l’on va bien pouvoir leur jouer… »
En réalité, il le savait pertinemment. Leur répertoire était très limité : Hey Joe, Midnight hour.
« Bon, on n’a qu’à commencer par commencer Hey Joe.
– Hey Joe, pour un mariage…
– Quoi ?
– Les paroles. Tu sais ce qu’elles racontent ?
– Non, bien sûr : c’est de l’anglais. Mais, phonétiquement, je les connais parfaitement.
Sur la scène, Frank leur faisait de grands gestes.
« On dirait qu’il s’impatiente, remarqua Jean-Marc.
– Oui, il semblerait», confirma Armando.
« Ne touchez pas aux amplis, ils sont réglés », leur dit Frank quand ils le rejoignirent sur l’estrade. Ils n’y touchèrent pas. De toute façon, Armando n’était pas un fanatique des réglages et Jean-Marc arrivait toujours à extirper de sa Stratocaster les notes effrayantes qui étaient sa spécialité. Son pouvoir sur la distorsion tenait du surnaturel. Il lui suffisait de regarder un amplificateur pour que celui-ci se mît à saturer, et, mieux encore, il n’avait pas même besoin de ce genre d’appareil pour vous détruire les tympans. Armando l’avait vu une fois se servir d’une guitare classique, une guitare équipée de cordes en nylon donc, et non amplifiée : eh bien, il la faisait hurler comme une guitare de heavy métal.
Ils firent semblant de s’accorder.
« C’est étrange de devoir jouer avec un batteur en costard, dit Armando.
– Et alors ? dit Jean-Marc.
– Le rock est mort.
– C’est son mariage…
– Ce moment restera gravé dans ma mémoire.
Frank entrechoqua quatre fois ses baguettes, comme en répétition, puis ils firent tourner les cinq accords de Hey Joe, restèrent longtemps sur le mi – le temps qu’il fallait – et Armando commença à chanter, mais il eut l’impression de chanter dans le vide : il ne s’entendait pas. Il poussa sa voix, cela ne changea rien. De plus, il entendait à peine sa Rickenbaker et la Stratocaster de Jean-Marc. Tout ce qu’il entendait distinctement, c’était la batterie. Il crut d’abord que son micro était débranché et que les amplis de basse et de guitare étaient baissés au volume minimum. Le public, cependant réagissait. Les gens battaient la mesure, quelques-uns se levaient et s’approchaient de la scène comme s’ils étaient aimantés. Ils devaient bien entendre quelque chose, eux. Le problème, donc, venait sans doute uniquement de son enceinte de retour – sans retour, dans certaines salles où le son se propage de façon unidirectionnelle, le musicien est à peu près sourd. Alors il poursuivit :
Hey Joe, where you goin’ with that gun of your hand ?
Hey Joe, I said, where you goin’ with that gun in your hand ?
I’m goin’out to shoot my old lady
You know I caught her messin’round with another man.
Etc.
Jean Marc conclut Hey Joe par un larsen épouvantable.
« Une autre ! » leur cria-t-on.
« Tu te souviens de l’intro de Midnight hour, Jean-Marc ? demanda Armando.
– Midnight hour… Tu crois que…
– Midnight hour est une excellente chanson de mariage. D’ailleurs « ils » l’ont jouée avant nous.
– Justement : ils l’ont jouée avant nous. Et nous, sans cuivres, sans chœurs et sans un vrai chanteur…
– On sera plus rock. »
Frank entrechoqua quatre fois ses baguettes.
Midnight hour fut aussi un succès. Armando avait du mal à y croire. C’était donc cela la magie du rock and roll ? On produisait n’importe quelle bouillie inaudible et la magie opérait ? C’était aussi facile ?
Les gens, qui applaudissaient, en voulaient encore.
Ce fut un des cousins de Valérie qui les tira d’affaire. Il vint leur demander s’il pouvait emprunter la guitare de Jean-Marc. Il avait toujours rêvé de jouer en public. Jean-Marc lui céda volontiers sa Fender.
Le cousin joua son morceau, un instrumental. Armando l’accompagna tant bien que mal, il regardait où le nouveau guitariste plaçait ses doigts sur son manche pour avoir une vague idée de la ligne de basse. Sans doute s’agissait-il d’un morceau très rock, car, ô miracle du rock, tout se passa fort bien une fois de plus, comme dans un rêve absurde. Quand le massacre fut achevé, le père du cousin monta sur l’estrade et embrassa son fils. « Tu as bien progressé, Antoine. Il faut dire qu’avec de tels musiciens… » Puis la sœur du cousin, un frère du cousin, des copains du cousin, des cousins du cousin virent à leur tour le féliciter. Frank et Armando en profitèrent pour s’éclipser.
Les musiciens professionnels revenaient pour ranger leur matériel. Leur frontman vint complimenter les nouvelles stars du rock : « C’était très bien, les artistes. Toi, le bassiste, tu possèdes une belle voix de crooner. Et toi, le guitariste… Quelle finesse, quel phrasé ! »
« Il se fiche de nous, dit Armando lorsqu’il fut parti. Et c’est sûrement lui qui a coupé mon retour. Volontairement. Je ne m’entendais pas.
– Cela vaut peut-être mieux », dit Jean-Marc.
Mais d’autres admirateurs, nombreux (ils n’en connaissaient pas la moitié), se manifestèrent bientôt, et cela continua : « Quel velours dans la voix vous avez, Armando ! Quel timbre ! Et vous, Jean-Marc, quels beaux arpèges, quelles harmonies, quelle subtilité dans votre jeu ! »
« Ben merde », fit Jean-Marc quand le défilé cessa.
« Les gens ne comprennent pas le message que contient notre musique, analysa Armando. Il va falloir que nous durcissions notre répertoire.
– À quoi penses-tu ? Plus de distorsion ?
– Non ! Je te verrais plutôt jouer le solo de Hey Joe avec les dents, par exemple. Comme Hendrix.
– Mes dents !
– Frank est dentiste…
– Je suis contre la chirurgie dentaire entre rockers.
– Reprenons une bouteille de champagne.
Ils quittèrent les lieux parmi les derniers. La Renault refusa de démarrer. Calmement – avec le calme qu’engendre l’habitude – Armando saisit le marteau qu’il y avait dans le bac de sa portière, sortit, ouvrit le capot, cogna sur le démarreur pour décoller les charbons. Après ce traitement, le moteur partit au premier coup de clé. Ils rentrèrent à la MJC et s’écroulèrent sur leurs lits.
*
Armando se leva vers dix heures. Il constata que ce que l’on disait du bon champagne – « le bon champagne ne fait pas mal au crâne » – était vrai, du moins en ce qui le concernait. Le bon champagne ne semblait pas avoir la même innocuité avec Jean-Marc, qui se tenait la tête à deux mains.
On frappa à leur porte. Armando ouvrit. C’était le cousin guitariste.
« Salut les rouennais, vous allez bien ? Programme chargé aujourd’hui : vous êtes très demandés. Habillez-vous et suivez-moi. Oh, et puis, prenez toutes vos affaires. Il faut libérer la chambre. »
Cette fois, la Renault démarra sans broncher. Ils suivirent la voiture du cousin. Valérie possédait un nombre incalculables de cousins, cousines, oncles et tantes, amies et amis à Châlons et dans les environs, et ils durent les visiter à peu près tous. On les gava de petits fours, de canapés au saumon et de charcuterie, et on les abreuva des mêmes louanges que la veille : Ils étaient merveilleux. C’était irréel, et cela devenait lassant. Ils croisaient parfois Valérie et Frank chez les uns ou chez les autres, mais ils avaient à peine le temps de leur parler tant ils étaient accaparés – autant que les mariés.
« Ce n’est pas tous les jours évident d’être une rock star, nota Jean-Marc.
– Ne t’en fais pas, on va finir par se réveiller », dit Armando.
En milieu d’après-midi, ils pensaient en avoir enfin terminé avec Châlons-en-Champagne et ses habitants mais leur guide déclara : « Vous ne pouvez pas quitter la région sans avoir vu la forêt des Faux. C’est un coin remarquable. »
« Il ne va tout de même pas nous emmener cueillir les champignons », s’inquiéta Jean-Marc.
La Forêt des Faux, à Verzy, à mi-chemin entre Reims et Châlons-en-Champagne, n’est pas connue pour ses bolets ou ses girolles. La Forêt des Faux a ceci de remarquable qu’elle abrite des arbres rares, issus d’une mutation génétique naturelle. Les Faux de Verzy sont des hêtres (parfois des chênes ou des châtaigniers) tortillards qui ne dépassent guère cinq mètres de hauteur bien que leur longévité soit de l’ordre de trois cent cinquante ans. Une force invisible maintient leurs branches tourmentées près du sol, comme si le ciel les écrasait. La science n’explique pas complètement ce phénomène. Jeanne d’Arc aurait escaladé un jour un Faux de Verzy et y aurait fait une sieste. Beaucoup de légendes circulent à propos des Faux de Verzy, l’atmosphère étrange et pour tout dire assez sinistre de l’endroit s’y prête, et le cousin Antoine, transformé en guide touristique, se faisait un plaisir de les détailler toutes tandis qu’ils arpentaient les sentiers balisés.
Le temps était affreux, heureusement, et il commençait à pleuvoir. Ils regagnèrent leurs autos. Jean-Marc et Armando chargèrent le cousin de saluer tout le monde pour eux et prirent directement la route de Rouen. Ils arrivèrent à Rouen quand la nuit tombait.
Thomas Arfeuille