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RIS DE MOTS
25 décembre 2023

"Vingt-trois heures, cinquante-six minutes et quatre secondes" de Thomas Arfeuille

mariage

Vingt-trois heures, cinquante-six minutes et quatre secondes

Thomas Arfeuille

 

         Ne vous mariez pas. N’ayez jamais d’enfant.

         Le mariage, passe encore. Se marier est la dernière chose à faire, certes, que vous soyez une femme ou un homme. Tout le monde sait qu’il s’agit d’un acte contre nature ; inutile de revenir sur ce point. Mais il est possible de se sortir de ce piège si l’on a eu le malheur d’y tomber. Des solutions existent. Divorcer, par exemple. Un divorce coûte souvent cher, mais il faut savoir dépenser sans compter lorsque cela en vaut la peine. Mon ami Marc Vitry a ainsi dépensé des fortunes au profit de ses avocats pour ses quatre divorces, et c’est aujourd’hui un homme parfaitement heureux. Je ne saurais donc que trop vous conseiller le divorce après le mariage. Tout n’est pas perdu, cependant, si vous ne divorcez pas. Il existe d’autres façons d’abréger une vie de couple. Supprimer son conjoint est une bonne idée, quoique sa concrétisation s’avère parfois compliquée. On peut aussi disparaître soi-même, cela marche à tous les coups. Disparaître vraiment, je veux dire, pas seulement s’évader – un conjoint acharné finira toujours par vous retrouver. Disparaître définitivement, c’est ce qui fit un autre de mes amis, Hubert Corriol, quand il s’arrangea pour mourir d’épuisement et d’anémie deux ans après son union avec Madeleine d’Armeuil, une vraie furie. Je n’ai pas eu de nouvelles de lui depuis son trépas, mais je suis certains qu’il va beaucoup mieux là où il est maintenant.

         Voilà pour le mariage. C’est une catastrophe à laquelle on peut remédier. Mais les enfants, ah ! Les enfants ! Parlons-en ! Je m’y connais un peu en matière d’enfants car j’en ai deux, issus de mon mariage avec Mathilda, Mathilda que je n’ai jamais pu quitter – tout le monde n’a pas le courage d’effectuer les innombrables démarches nécessaires au divorce ni la chance, comme mon ami Hubert, d’épouser une femme fatale.

 

Julie

         Julie est la cadette de nos enfants. Elle vit encore chez nous ; elle suit des études de sociologie. C’est une littéraire. Elle ne me ressemble guère. Elle ressemble à sa mère ; je ne la comprends pas. Sa mère aussi est une littéraire, je m’en suis aperçu dès le jour de notre mariage. À l’église, au lieu de dire « oui », comme le font la plupart des gens, Mathilda, qui aime les phrases, a jugé bon de préciser : « Oui, parce qu’il le faut bien. »

         Julie, elle, s’est mis en tête de lire le dictionnaire de A à Z à l’âge de huit ans. Elle a abandonné ce projet au bout de trois mois de lecture, mais elle a tout de même appris par cœur les définitions de tous les mots commençant par la lettre A. Aujourd’hui encore, vous pouvez lui demander de vous donner les définitions de mots commençant par la lettre A dont personne ne se sert dans une conversation normale, des mots comme Alacrité, Altérité, Anacoluthe. Elle vous les récitera à la virgule près. C’est terrifiant.

         Ce qui m’ennuie le plus chez Julie, c’est qu’elle s’est liguée avec sa mère contre moi.  Non contentes de me ridiculiser littérairement parlant, ces deux-là ne ratent pas une occasion de mettre en cause ma manière d’être, et par là même la manière d’être des hommes en général, car toutes deux adhèrent à des idées toutes faites telles que « les hommes n’ont aucune patience », « les hommes sont incapables  de se concentrer », « les hommes ne savent pas établir des listes ».

          Comment ça, « les hommes ne savent pas établir des listes » ? Je suis la preuve biologique du contraire :

         Voyons. Isatis dans la troisième. Il a ses chances. Impala, quatorze contre un. Mouais. Lui, je me méfie. Idéal du…

         « Tu as fini chéri ? (Mathilda)

         – Ça avance, ça avance…  

         – Il n’y arrivera pas. Les hommes ne finissent jamais rien. (Julie)

         – Patience. Laissez-moi me concentrer. »

         Isidore dans la cinquième. Je l’écarte. Ionesco : un bon outsider. Mérite qu’on mette une petite pièce dessus. Ikéa…

         « Ça y est ?

         – Ça vient, ça vient.

         – Qu’est-ce que tu es lent. Ce n’est pourtant pas difficile de rédiger une liste de courses. Fruits, légumes, laitages, viandes, poisson, viennoiseries, c’est toujours la même chose.

         – Peut-être, mais moi quand je rédige une liste, je le fais sérieusement. Les hommes, lorsqu’ils font quelque chose, s’y emploient sérieusement.

         Les hommes savent établir des listes mieux que quiconque. Si je n’ose pas dire à Julie et Mathilda que leurs préjugés sur les hommes sont des sottises, c’est parce qu’elles me traiteraient d’antiféministe, ce qui d’ailleurs serait injuste : Je suis en réalité très féministe, sinon je ne serais pas le père d’une fille comme Julie.

                                                       

Sylvestre

         Sylvestre, l’aîné, est un pur scientifique. Je ne le comprends pas du tout. J’ai réalisé qu’il était très différent de moi quand, alors qu’il était encore à l’école primaire, il m’a demandé :

         « Sais-tu, Papa, combien de temps met la terre pour faire un tour complet ? 

         – Ben… vingt-quatre heures, évidemment.

         – Pas du tout. Elle met vingt-trois heures, cinquante-six minutes et quatre secondes. Tous les astronomes savent cela. » 

         Le lendemain, je suis allé voir son institutrice et je lui ai demandé si c’était elle qui avait enseigné une pareille absurdité à mon fils. Ce n’était pas le cas. Elle-même pensait que la terre tournait en vingt-quatre heures. J’ai découvert le pot aux roses lorsque que je me suis aperçu que Sylvestre lisait consciencieusement tous les articles des Science & Vie que je laissais traîner dans les toilettes (je ne me souviens plus pourquoi je m’étais abonné à cette revue, pour « faire bien » peut-être, car ce que l’on y trouve me passe largement au-dessus de la tête).

         Les études de Sylvestre furent brillantes. Bac C, Maths Sup, Maths Spé, grande école d’ingénieur ; il réussissait aisément tous les examens et tous les concours. J’ai étudié sa méthode, elle est d’une simplicité déconcertante : il se conforme à toutes les règles, là aussi sans effort, sans se poser aucune question, sans jamais se demander pourquoi il faut faire comme ceci ou comme cela. Nous n’avons vraiment pas été fondus dans le même moule, lui le bronze parfait et moi la pauvre cloche qui a du ramer pendant des années à contre-courant pour devenir simplement contremaître. Son diplôme d’ingénieur en poche (il a terminé major de sa promotion), Sylvestre a presque immédiatement trouvé un emploi dans l’aéronautique, à Toulouse. Un emploi très bien rémunéré. Il construit des ballons. Des dirigeables, plus exactement. « C’est l’avenir », m’a-t-il dit. « C’est bien plus efficace et plus écologique que l’hélicoptère pour déposer des charges lourdes à un endroit précis. » Puis il a tenté de m’expliquer pourquoi ses baudruches étaient fondamentalement différentes des réalisations antérieures ; il m’a assommé pendant une heure et cette épreuve m’a laissé groggy.

         Mais ce n’est pas l’intelligence et la malléabilité supérieures de mon fils qui m’irritent le plus. Non. C’est le fait que sa mère et sa sœur l’aient placé sur un piédestal. Il est leur idole, tout ce qu’il raconte est parole d’évangile. Elles ne voient pas chez lui toutes les impérities qu’elles attribuent aux hommes en général et à moi en particulier. Sylvestre en profite sans vergogne. Il peut faire ce qu’il veut et il ne s’en prive pas. S’il détruit complètement la voiture que je lui ai prêtée parce qu’il a pris un virage deux fois trop vite, ce n’est pas grave. On le lui pardonne automatiquement. Moi, quand j’ai le malheur de rentrer avec une minuscule rayure sur la carrosserie de mon véhicule, je suis un chauffard. Quelle injustice !

         Alors c’est peut être injuste, mais si je peux un jour me venger de la coalition familiale dont je suis la cible, le couperet tombera sur Sylvestre en priorité. Je serai impitoyable, son sort sera un exemple pour l’édification des deux autres.

 

Samedi midi

         « C’est l’heure », dis-je.

         Car le tocsin vient de sonner, les douze coups de l’horloge. Un silence religieux  a envahi le village et la campagne alentour. Samedi midi, c’est l’heure sacrée, pour moi, de l’apéritif hebdomadaire.

         « On ne va pas commencer sans Sylvestre, s’insurge Mathilda. Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion de déjeuner en famille. Attendons-le. Il ne va pas tarder.

          – Oui, confirme Julie. Il vient de me téléphoner. Il aura juste une petite demi-heure de retard, à cause de son train.

         – Eh bien moi, je m’en sers un petit. »

         J’en suis à mon troisième whisky quand le nouveau comte Zeppelin arrive, vers treize heures. Il embrasse sa mère puis sa sœur, et me dit : « Salut Michel ». Il prend un kir, vite fait (un verre ou deux par jour, et pas tous les jours, telle est la règle), et on passe à table.

         Après le café, je sors fumer dans le jardin. Sylvestre me rejoint. Pas pour fumer ; il ne fume pas. Il me dit :

         « J’ai un truc sérieux à te demander, papa. »

         Ce doit être effectivement sérieux ; il ne m’appelle plus « papa » depuis des années.

         « Je t’écoute.

         – Que penses-tu du mariage ?

         – Le mariage ?

         – Tu te souviens de Valérie ? Je vous l’ai présentée le mois dernier, pendant les vacances.

         – Oui. C’est une gentille petite.

         – Eh bien, nous songeons à nous marier, et peut-être à avoir des enfants. Je voulais te demander ton avis…

         – Fonce, mon fils. Le mariage, c’est formidable. Et les enfants, ah, les enfants… c’est merveilleux. »

Thomas Arfeuille

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