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RIS DE MOTS
22 septembre 2023

"À l'estime" de Thomas Arfeuille

voilier

À l'estime

de

Thomas Arfeuille

 

 

Lisa

 

         Il se réveilla dans les bras de Lisa à l’heure où il aurait dû répondre à l’appel. Il courut jusqu’au port, mais il arriva quand sa frégate passait les digues. Il resta un instant immobile sur le quai, pétrifié, avant de se rendre au bâtiment de l’administration. Il n’y avait personne à l’accueil. Des plantons, les bras chargés de dossiers, allaient et venaient dans le hall ; d’innombrables machines à écrire crépitaient derrière les vitres des bureaux ; des portes numérotées s’ouvraient et se fermaient sans cesse ; un petit groupe d’officiers discutait dans un coin. Personne ne lui prêtait attention.  Le courage lui manqua soudain. Il hésita. Il essaya de se raisonner. Il se sentait ridicule. Il hésita… puis il sortit. L’estomac noué, les jambes en coton, il se mit à marcher au hasard dans les rues de Papeete. Il erra ainsi pendant des heures, trébuchant, croisant les gens sans les voir et les heurtant parfois. Le soir, il revint chez Lisa. Désormais, il était un déserteur.

         Lisa l’accueillit fraîchement. « Tu viens chercher tes affaires ? Tu étais vraiment pressé ce matin », lui dit-elle en désignant la guitare qui était adossée contre la table de nuit. « Un guitariste qui oublie son instrument, je n’en avais encore jamais rencontré. » Il haussa les épaules et lui expliqua ses malheurs et sa stupidité. « Tu t’es mis dans de beaux draps », résuma-t-elle. Elle réfléchit.

       – Tu dois partir. Tu dois te faire oublier pendant quelque temps. Je connais quelqu’un qui pourra t’aider.

         – Un de tes amis ? 

         –  Un de mes amis. Un marin.

***

 

         Le patron du caboteur l’écouta patiemment tout en aboyant de temps en temps un ordre aux dockers qui chargeaient son bateau.

         « Eh bien, puisque vous venez de la part de Lisa, c’est d’accord, dit-il. Mais c’est bien pour elle. On largue les amarres demain. Soyez ici avant midi. Ah… vous ne transportez pas la poisse, hein ?

         – Heu… non. Non.

         –  C’est heureux. Au fait, avez-vous des bagages, jeune homme ?

         – Oh, juste une guitare. »

 

 

20° sud

 

         Portée par une longue houle et poussée par une brise venant de l’ouest, la Marie-Camille progressait au milieu de la brume. L’horizon avait disparu, rendant vaine toute tentative de prendre une droite de hauteur. L’équipage du caboteur naviguait à l’estime.

        – Nous tenons un cap constant plein est depuis que nous avons doublé les Îles du Duc de Gloucester, disait le patron Louis Marge. Nous suivons donc le vingtième parallèle. Pour ce qui est de la longitude, voyons… cela fait quarante-huit heures que nous filons huit nœuds, d’après le loch. Donc nous sommes là (il désignait un point sur la carte).

          – Chargés comme nous le sommes, nous ne pouvons pas dépasser les sept nœuds, objectait le matelot Lanec. Notre loch est optimiste.

         – Mon bateau est plus rapide que vous ne le croyez, Lanec.

         – Alors disons que nous avançons à sept nœuds et demi, mais pas plus.

         – Sept nœuds et demi ? Admettons. Si c’est le cas, nous sommes… ici (Marge montrait une position située légèrement en arrière de la précédente). Il nous reste de l’eau à courir.

         – Oui. Mais en ce qui concerne notre latitude…

         – Quoi encore ?

         – Comment pouvez-vous affirmer que nous sommes proches du vingtième parallèle ?  Si ça se trouve, notre compas est faux lui aussi, et nous pouvons aussi bien naviguer deux ou trois degrés plus au nord ou plus au sud.

         – Impossible. Le compas est juste. Je l’ai vérifié moi-même.

           Et la Marie-Camille poursuivait sa route à une certaine allure, fonçant à l’aveuglette vers les Tuamotu sud orientales, ces atolls dont les côtes basses sont difficiles à repérer, même par temps clair. On avait des marchandises à livrer, des délais à respecter, et, pour une fois que l’alizé d’est ne contrariait pas la marche sur ce trajet entre Tahiti et les Tuamotu, on n’allait pas mettre en panne à cause d’un peu de brouillard en attendant d’y voir mieux. Angelo, le mécanicien, pensait que la machine de la Marie-Camille donnait au moins huit nœuds et demi, mais il n’intervenait jamais dans les débats entre Marge et Lanec. Quant au passager, personne ne lui demandait son opinion, évidemment. De toute façon, on ne le voyait guère ; il somnolait ou il jouait de sa guitare dans le poste avant depuis qu’on était parti de Papeete.

         Ce fut Lanec qui devina le premier le danger.

         –  Écoutez, cria-t-il écoutez ! Coupe, Angelo !

         Angelo arrêta le moteur.

         –  Je n’entends rien, dit Marge. Vous avez rêvé.

         – Attendez. Je suis sûr que…

         Le silence. Une minute. Deux minutes. Puis un grondement étouffé, droit devant, qui s’amplifiait au fur et à mesure que la Marie-Camille continuait d’avancer sur son erre.

         –  Les brisants ! hurla Marge.

        –  On devrait prévenir le passager, on devrait lui dire d’enfiler un gilet de sauvetage, ricana Lanec.

         J’avais raison, songea Angélo. Marge et Lanec sous estimaient notre vitesse.

         Angelo relança le moteur à plein régime ; Lanec poussa la barre pour virer. Mais le diesel cracha une épaisse fumée noire et se mit à tousser comme un tuberculeux. Angelo se précipita au chevet du malade et entreprit de taper de toute ses forces, à coups de masse, sur le carter qui se fendit après deux minutes de ce traitement et vomit son huile dans la cale.

         – Ah ferraille ! s’exclama le mécanicien. Tu me lâches maintenant, ingrate !

          Marge, qui l’avait rejoint, ne put que constater le décès du patient. Il dérapa sur une flaque grasse.

         – Quelle saleté ! dit-il. Il y en a partout.

         Ils regagnèrent le pont. Lanec n’avait pas quitté son poste à la barre, qu’il poussait encore, vainement. Il affichait un petit sourire en coin – un petit sourire très énervant.

      – Alors là bravo, beau travail Angelo. Tu es content de ton opération, docteur-moteurs ?

      – Oh, ça va.

      –  Non, cela ne va pas. Cela ne va pas du tout, comme souvent avec toi. Voilà ce que je pense.

      – Précise tes pensées, petit.

     – Cogner, détruire, tu ne sais rien faire d’autre.  Ça y est, le moteur est cuit, tu l’as eu. On se débrouille comment maintenant, hein ? Tu as une idée ?

         Un éclair passa dans les yeux noirs d’Angelo.

      –  Oui : ferme-la.

         Marge intervint :

     – Allons, mes amis, ne vous chamaillez pas. Cela ne mène à rien. Réfléchissons calmement. Notre situation est inquiétante.

      – Bah, nous allons seulement mourir.

      – Vous êtes pessimiste, Lanec.

      –  Pardonnez-moi…

         La Marie-Camille avait beaucoup dérivé, travers à la lame, pendant qu’ils discutaient. On voyait désormais la côte et les dents blanches des récifs. Tout à coup, chacun eût une idée constructive pour modifier le destin.

          Angelo voulait mouiller l’ancre.

       Lanec disait que l’ancre ne tiendrait pas dix secondes dans la houle, qui atteignait quatre mètres de creux. Il fallait selon lui alléger au maximum la coque en jetant tout ce qui était lourd par-dessus bord (en commençant par l’individu qui voulait utiliser l’ancre) afin que l’on eût une chance de passer sans trop de dommages au-dessus de la barrière corallienne.

         Marge écoutait les deux énergumènes sans mot dire. Il avait l’air désolé.

         Lanec finit par proposer une idée plus séduisante que les précédentes :

    – Envoyons de la toile, dit-il. Ensuite nous pourrons manœuvrer.

         Certes, la Marie-Camille était une goélette, un voilier donc. Mais seulement en théorie. Car en pratique et en Polynésie on appelait goélette à peu près tout ce qui flottait et commerçait entre les îles, et ces goélettes naviguaient exclusivement au moteur. La Marie-Camille n’échappait pas à la règle. Débarrassés de leurs vergues de flèche, convertis en grues, ses deux mâts ne servaient qu’à charger le fret.

         La seule voile qu’ils trouvèrent dans la soute était un foc piqué de moisissures. Ils le hissèrent d’abord à l’envers, point d’amure en haut, point de drisse en bas. Ils s’énervèrent, se prirent les pieds dans les cordages, recommencèrent la manœuvre plusieurs fois. Quand le triangle de tissu fut enfin établi correctement, la côte n’était plus qu’à une encablure, et la Marie-Camille, cruellement sous-toilée en l’absence de grand-voile et de misaine, refusa de venir dans le vent.

         Une lame immense souleva la goélette et l’écrasa sur le platier. La violence du choc sauva les hommes. Le rouleau les emporta haut sur la grève, à une vingtaine de mètre du bateau, par-dessus les tranchants du corail. Brièvement sonnés, ils se comptèrent quand ils eurent recouvré leurs esprits. Il manquait quelqu’un : le musicien.

         Angelo courut jusqu’à la Marie-Camille éventrée en criant « Passager, passager ! » Une tête blonde aux cheveux coupés en brosse sortit par le capot avant. L’apparition se frotta les yeux puis demanda : « On est arrivés ? »

       Un bref tour d’horizon suffit aux quatre hommes pour comprendre où ils étaient. Il s’agissait d’un atoll minuscule, désert, remarquablement ovale.

         « On dirait une image d’Épinal », nota le musicien.

     « En effet, confirma Lanec, qui avait retrouvé son petit sourire. Épinal, vingt degrés de latitude sud ».

         La marée baissait. Ils s’empressèrent, avant le retour des vagues, de récupérer dans les entrailles béantes de la Marie-Camille tout ce qui leur serait utile pour survivre : outils, matériaux de construction, sacs de riz, conserves. Ils récupérèrent  aussi un bric à brac qui ne leur servirait à rien – un grille-pain, des raquettes de tennis, un tambour de lave-linge, des pneus de mobylette, du parfum. L’essentiel, hélas, manquait : l’eau. L’impact sur le récif avait brisé les réservoirs. Hormis quelques caisses de bière et de whisky tahitien, il ne restait pas une goutte de liquide potable à bord.

        « Nous allons mourir de soif », prédit Louis Marge.

        « Nous serons ivres-morts bien avant », rectifia Lanec.

        « On devrait percer un puits, suggéra Angelo. On ne sait jamais. On peut trouver des nappes d’eau dans le corail des îles. Pas très profond. J’ai entendu dire ça. »

         Lanec exhuma une barre à mine du tas d’outils qu’ils avaient empilés sur le rivage et la tendit à Angelo. « Tiens, mon ami. Perce, cogne, tape. »

        Miraculeusement, ils découvrirent une poche d’eau à un mètre cinquante de profondeur. Puis le soleil se coucha, ce soleil vertical des tropiques, chéri des peintres, qui au crépuscule tombe comme une masse, comme un ivrogne.

 

 

Le voyage de l’Espérance

 

         Lanec saisit la barre. Marge s’installa au pied du mât. Angélo salua le musicien, qui refusait d’embarquer, puis il sauta à bord. Marge hissa la voile. La silhouette du musicien sur la plage, les cocotiers et enfin l’île entière disparurent dans le sillage de l’embarcation.

      Cet esquif, Angélo, l’avait construit presque seul, les autres ne sachant rien faire. Il l’avait baptisé Espérance. Ce n’était qu’un assemblage de bouts de planches récupérés sur l’épave de la Marie-Camille, mais c’était aussi leur dernière chance ; ils n’attendaient plus depuis longtemps que quelqu’un vînt les libérer de leur prison de corail. Lanec en avait tracé les « plans ». Il disait s’y connaître. Angélo ne prétendait rien de tel ; une bizarrerie dans la conception de la coque l’avait cependant frappé : elle était plus profonde à la proue qu’à la poupe. Il n’avait jamais vu une chose pareille, et il lui semblait que cette ligne de quille plongeante rendrait l’Espérance impossible à manœuvrer, comme une brouette dont la roue s’enfonce dans la boue. Mais peut-être s’agissait-il d’un nouveau type de canot tout à fait valable, le dernier cri en matière d’architecture navale.

     Ils mirent le cap au nord, en direction des groupes d’atolls les plus denses du centre des Tuamotu. Les premiers milles montrèrent que l’Espérance était quasiment ingouvernable. On ne pouvait lâcher la barre une seconde sans partir au lof ou à l’abattée, l’engin manifestant un désir très net de retourner à l’endroit d’où il venait. Marge et Angélo décidèrent unanimement que Lanec serait le barreur attitré : ça lui apprendrait à dessiner des bateaux qui avancent à reculons.

      L’alizé se maintint durant tout le voyage. On faisait bonne route tant que Lanec ne s’écroulait pas. C’était rageant mais on ne pouvait empêcher  le malheureux de dormir de temps en temps. Alors on rentrait la toile, une voile au tiers – « la meilleure, celle des barques bretonnes », avait décrété l’architecte – et on faisait le bouchon sur les vagues en attendant le réveil de l’Indispensable. Ah, ce Lanec ! On ne pouvait pas s’en passer. Lui seul savait barrer comme un champion. Quel bon marin c’était !

        Angelo pêchait afin d’améliorer l’ordinaire. On avait embarqué des noix de coco et des crabes des cocotiers, mais les crabes avaient vite commencé à pourrir et les noix de coco à haute dose fatiguaient les intestins. Angelo était un bon pêcheur. Il appâtait ses lignes avec des morceaux de crabes, et il attrapait régulièrement des petits poissons que l’on s’empressait de griller.

         Marge et Lanec reprirent leurs ratiocinations habituelles, ce qui avait au moins le mérite de tenir le matelot éveillé. Marge observait l’horizon à la jumelle, puis il disait, comme s’il avait vu l’horizon se rapprocher :

         – Nous marchons bien. Quatre nœuds, bien pesés.

       – Impossible, disait Lanec. L’Espérance est trop courte. La vitesse limite d’une carène est fonction de la racine carrée de sa longueur à la flottaison. Nous ne pouvons guère dépasser trois nœuds.

         – Que diriez-vous de trois nœuds et demi ?

         – D’accord. Si vous y tenez. Trois nœuds et demi.

         – Vous avez l’air d’être calé en hydrodynamique…

         – J’ai un peu étudié.

         – Vous auriez dû concevoir une Espérance plus longue.

         – Oui. C’est ce que je ferai la prochaine fois.

         Un matin, la ligne d’Angelo se tendit prodigieusement.

         « là, c’est du gros ! » cria-t-il, avant de se tourner vers Lanec , prévoyant ses railleries :

         – Toi, tu te tais.  

         – Mais… Je n’ai rien dit !

         Lanec était en train de tirer la barre de toutes ses forces. L’Espérance lui jouait un de ses tours de cochon.

         Angelo lutta pendant plus d’une heure pour ramener sa prise. Ses mains étaient en sang, mais cela en valait la peine. Le poisson  ne mesurait guère plus d’un mètre, mais c’était tout de même un monstre, un monstre burlesque. D’énormes yeux globuleux. Un nez de Pinocchio interminable. Une paire d’appendices  accrochés sous l’abdomen par des bâtons de chair, semblables à des couilles bien séparées. Une queue de rat.

        « Incroyable, commenta Lanec. On pêche ça par mille mètres de fond, normalement, et c’est assez rare. Chapeau Angelo. » Il n’y avait aucune ironie dans sa voix.

         Ce qu’Angelo venait de hisser à bord de l’Espérance, c’était une chimère.

       La pêche monstrueuse d’Angélo fut le seul évènement notable du voyage. Le chapelet des semaines identiques s’égrenait sous un ciel immuable, désespérément bleu. On eût presque souhaité qu’un  bon petit coup de chien vint rompre cette monotonie. Mais enfin, alors qu’on avait perdu le compte des jours, Marge aperçut un nuage.

         « Une île, ça ne peut qu’être une île », dit-il en posant ses jumelles.

       Pourtant, rien n’était moins sûr. Les reliefs peu élevés des Tuomatu ne retiennent pas les nuages, et celui-ci, noir et en forme de champignon, était suspect.

         Ils infléchirent leur route et se dirigèrent droit sur le phénomène. Lanec barrait l’Espérance comme s’il s’agissait d’un Flying Dutchman olympique. Trois heures plus tard, ils étaient sur place.

        Devant eux, c’était bien une île. Mais le nuage noir venait d’un petit cargo en flammes, ancré près de la côte, dont les îliens étaient en train d’évacuer l’équipage sur des pneumatiques et des pirogues. On sentait la chaleur de l’incendie à trois cents mètres.

         – Ça sent le caoutchouc brûlé, dit Angelo. Ou la margarine.

         – Moi, je trouve que ça sent l’arnaque à l’assurance, dit Lanec.

         – Vous avez l’esprit tordu, Lanec. Vous voyez le vice partout, dit Marge.

         – le monde est ainsi fait, non ?

         – Avouez que cela vous plaît.

         Il y avait beaucoup de spectateurs sur la côte, venus assister à la mort flamboyante du cargo. Personne ne prêtait attention à l’Espérance qui approchait, malmenée par les vagues.

       Deux cents fois plus légère que ne l’était la Marie-Camille et pilotée par des marins entraînés à cet exercice, L’Espérance échoua sans encombre sur  la plage après une remarquable démonstration de surf que personne ne regardait. Il fallut qu’Angelo, Marge et Lanec fissent de grands signes des bras tout en beuglant « NOUS SOMMES DES NAUFRAGÉS » pour qu’on les remarquât enfin. Les îliens comprirent alors qu’ils vivaient une journée vraiment exceptionnelle, car il n’est pas courant d’avoir droit à deux drames maritimes simultanés.

         On les accueillit avec tous les honneurs puis on les hébergea comme des rois. Leur retour dans le monde des vivants ne fit cependant guère de bruit. Si radio cocotiers ne fonctionna que faiblement en ce qui les concernait, ce fut parce que  l’incendie du cargo éclipsait largement leur exploit, d’autant qu’il s’agissait bien d’une arnaque à l’assurance – Lanec avait vu juste.

          On leur dit qu’ils pouvaient rester aussi longtemps qu’ils voulaient, ce que fit Lanec, mais Angélo et Marge prirent la première navette pour Papeete, un petit avion qui transportait les touristes. Ils ne restèrent pas non plus à Tahiti. Marge jugeait que sa carrière de capitaine était compromise et qu’il était temps pour lui de devenir l’acteur d’un autre rôle ; il tenta sa chance à Paris. Angelo s’établit à Perpignan pour aider sa sœur, malade, qui tenait un bistrot.

 

 

Au paradis

        

       – Qui es-tu quand tu n’es pas mon amant et que tu n’es pas occupé à faire naufrage ? lui avait-elle demandé après leur première nuit.

         – Je suis architecte naval.

          Christine pensait que les architectes navals ressemblaient tous à des vieux sages, à l’image de son père, un ancien ingénieur de l’arsenal de Papeete qui se passionnait pour l’archéologie maritime et en particulier pour l’étude des embarcations polynésiennes traditionnelles depuis qu’il avait pris sa retraite.

        – Tu ne ressembles pas à un architecte naval.

        – Je cache mon jeu.

          L’île nuage était un paradis habitable : on y trouvait une supérette, un hôtel, un bar, un billard, des partenaires de poker. Profitant de l’hospitalité des parents de Christine, qui possédaient l’une des plus belles villas de l’île, Etienne Lanec y passait des vacances formidables.

***  

          Il se leva et descendit au salon. L’ingénieur l’attendait déjà. C’était le prix de son séjour au paradis : il devait se soumettre à des discussions quotidiennes, matinales et parfois épineuses, avec le père de Christine.   

         –  Ah, vous voilà ! Venez. Regardez : j’ai dessiné cette petite chose hier.

         Etienne avala son café puis se pencha sur le croquis. Il s’agissait d’une double pirogue que les pêcheurs avaient tirée sur la grève. « Magnifique ! » s’exclama-t-il, sincèrement admiratif, car lui ne savait pas du tout se servir d’un crayon (quand il dessinait un lapin, on aurait dit un âne ; quand il dessinait un tigre, il ressemblait à un zèbre ; quand il dessinait un canot, c’était une aberration nautique ; quand il ne dessinait rien, c’était ce qu’il produisait de plus réussi).

           – Vous me flattez, mais ce n’est qu’une esquisse imparfaite. Votre œil d’expert le remarque certainement. Je suis un peu confus de vous montrer un tel brouillon…

            – Mais non, tout est parfait. Tous les détails y sont. On voit bien qu’il s’agit d’un catamaran.

           – C’est un prao.

           – Un prao…

        – Oui, voyez : une coque, le balancier, est plus courte que l’autre. Ah, mais je dessine si mal…

           – Rassurez-vous. La différence entre le balancier et la coque principale est très nette. Mais ça fait toujours deux coques. Deux coques, prao ou non, c’est un catamaran.

         – Sauf que le catamaran est amphidrome. On inverse son sens de marche pour virer de bord. Regardez : j’ai tracé des étraves identiques aux proues et aux poupes.

           – Je le vois bien. Mais heu… nous ne tenons pas compte de l’amphidromie en architecture moderne. Ceci dans un souci de simplification du classement des genres… Une coque c’est un monocoque, deux un catamaran, trois un trimaran. Sinon, où irait-on !

        – Oui, c’est plus simple… Décidément, j’en apprends tous les jours avec vous, Etienne. C’est passionnant. Mais je vous embête… Filez donc rejoindre Christine.

          Cette fois, il s’en était bien sorti. L’amphidromie du prao ne l’avait pas terrassé. Cela n’avait pas été  le cas la veille avec le gréement crab claw, ce gréement ancestral qu’utilisaient encore les autochtones (surtout pour épater les touristes) dont les performances étaient surprenantes. Qu’est-ce qu’il y  connaissait, lui, Lanec,  architecte récemment auto promu, à ce fichu gréement crab claw qui venait du fond des âges !

        Il traversa le grand jardin. Madame Pésac était en train d’y soigner ses fleurs. Il la salua d’un mouvement de tête ; elle lui sourit. La mère de Christine était une dame charmante. Elle ne lui posait jamais de question.

          Il trouva Christine sur la plage. Elle avait étalé devant elle, sur une serviette, ses trouvailles de la matinée. Quelques morceaux de bois flotté aux formes étranges, des coquillages multicolores, des petites pierres volcaniques polies par le ressac. Elle en ferait des bijoux et des petites sculptures qu’elle vendrait aux touristes de l’hôtel. Son nom de créatrice était Christina. Elle pensait que cela fait plus artiste que Christine.  Elle tria ses merveilles, les trempa dans une flaque puis les tint devant le soleil entre le pouce et l’index. Lanec somnolait, allongé sur le dos. Soudain  il se redressa et fixa l’horizon. Longtemps.

         – Que vois-tu là-bas ? lui demanda Christine. La Nouvelle Zélande ? L’Australie ?

         –  Rien du tout. Ah si : deux pétrels.

        – Tu es étrange, Etienne Lanec. Je croyais que tu n’étais qu’un joueur de billard. Une sorte de petite frappe.

         – Je suis une petite frappe.

         – La mer te manque. Le large.

        – La mer ? Tu plaisantes ! Je ne suis pas un marin, tu le sais aussi bien que ton père. Je suis un joueur de billard.

         – Tu te trompes, Etienne.

          Ils quittèrent la plage avant midi, avant que le sable du paradis ne devint brûlant.

         Les déjeuners se prenaient en famille chez les Pésac (le soir, chacun faisait comme il voulait). La cuisine était toujours excellente et copieuse. Sans doute à cause de la présence d’Etienne. « Un naufragé maigrelet, il faut le remplumer » disait madame Pésac. Lanec prenait du bide. Il ne regrettait pas le régime crabes/noix de coco. On ne parlait pas pendant ces repas, chacun restait concentré sur sa mastication  et ses pensées secrètes. Après le café, Christine et sa mère discutaient un peu dans leur coin. Madame Pésac n’était pas d’accord avec le jardinier, qui voulait tailler les hibiscus. Christine pensait comme sa mère : la nature devait rester un minimum sauvage dans un jardin tropical. Puis madame Pésac ouvrait un livre et Christine montait s’enfermer dans son atelier d’artiste. La vente des bijoux de Christina ne lui rapportait pratiquement rien, « mais au moins ça l’occupe », disait son père. Le vieux Pésac s’endormait dans son fauteuil roulant ; Etienne en profitait pour s’éclipser et rejoindre le bar de l’hôtel.

         Christine partageait avec lui l’argent de poche que lui donnaient ses parents. Il dépensait cette manne avec discernement, c’est-à-dire qu’il ne laissait pas d’ardoise au bar. De même, s’il lui arrivait de faire une partie avec les habitués de l’arrière salle, c’était en évitant les mises excessives. Contracter une dette de jeu eût été mal venu dans sa situation.

         Il avait sympathisé avec le barman, qui lui payait de temps en temps un verre. Vince (c’était son pseudo de barman) lui avait dit un jour : « Tu as bien fait ton trou ici, Étienne. Tu as tiré le gros lot avec la fille Pésac ». En effet, avait songé le matelot Lanec. J’ai fait mon trou ici, au paradis. Six pieds sous terre ?

 

 

22° sud

 

         En janvier de l’année 1973, une corvette de la marine nationale, l’Armorique, mouilla au large d’un petit atoll des Tuamotu, proche de Mururoa, situé sur le vingt-deuxième parallèle. Son équipage mit à l’eau un Zodiac. Trois cosmonautes vêtus de combinaisons intégrales embarquèrent sur le pneumatique et rejoignirent le rivage. Ils débarquèrent près du squelette incomplet d’un bateau de trente mètre – une quille fendue et quelques membrures. Ils aperçurent un peu plus loin, au bord du lagon, une cabane, assemblage hétéroclite de morceaux de tôles ondulées et de bâches. Ils marchèrent pesamment jusqu’au taudis, empêtrés par leur équipement, et y découvrirent un individu très mal rasé qui dormait sur un lit de feuilles de cocotier. Un naufragé, qui semblait en bon état.

         L’un des hommes de la lune donna un léger coup de pied au barbu, qui cessa aussitôt de ronfler et eut un mouvement de recul dès qu’il ouvrit les yeux. Il se calma un peu quand l’agresseur ôta son heaume afin de lui montrer qu’il ne ressemblait pas à Neil Armstrong, mais il se recroquevilla à nouveau quand celui-ci lui dit : « Ne craignez rien, nous sommes des êtres humains. Armée française. »

         On l’emmena de force. L’excès de solitude rend les naufragés peu sociables. À bord de la corvette, on le doucha immédiatement, autant parce qu’il était radioactif que parce qu’il puait.

         L’Armorique appareilla pour Tahiti, la civilisation, l’arsenal. La mission était une réussite. On avait récolté un magnifique échantillon. On n’en avait jamais trouvé d’aussi beau sur un atoll irradié. Les scientifiques se feraient une joie de l’étudier.

          Les premiers jours, on ne put tirer un mot du spécimen, ni aucun son articulé. Il émettait des borborygmes qui n’étaient pas de l’anglais. Puis il commença à proférer quelques jurons, dont un « merde » très intelligible. Il était donc français. Dès lors, on put converser avec lui sans avoir recours à des anglicismes.

          Ce fut avec Monnier, le jeune second de l’Armorique, qu’il discuta le plus, et, la veille de l’arrivée de  la corvette à Papeete, il lui confia quelques détails de son aventure.

         La brume. La route hasardeuse « le long du vingtième parallèle » – quelle erreur de navigation, songea Monnier. Puis le naufrage. La vie sur l’atoll avec ses camarades, les mois passés à scruter en vain la mer et le ciel dans l’espoir d’apercevoir un bateau ou un avion « heureusement, nous nous entendions comme des frères, nous nous serrions les coudes dans les moments difficiles ».  Puis le départ de ses amis sur la périssoire qu’ils avaient bricolée, le laissant seul sur l’îlot. « Quand j’ai vu la petite voile qu’ils avaient taillée dans un vieux foc disparaître à l’horizon, j’ai eu un pincement au cœur ».

         – Mais pourquoi vos compagnons vous ont-ils abandonné  puisque vous vous entendiez si bien ? demanda Monnier. Je ne comprends pas.

         – Ils ne m’ont pas abandonné. J’ai refusé de partir avec eux.

         – Vraiment ? Je comprends encore moins.

         – J’avais un mauvais pressentiment.

         – Un mauvais pressentiment ? C’est tout ? Et vous choisissez de mourir à petit feu sur votre bout de terre du bout du monde où personne ne passe jamais ? Cet atoll n’est pas une destination touristique, vous devez être au courant.

       – Sans blague. Mais… j’aimerais bien savoir ce que sont devenus Marge et les deux autres… Sont-ils arrivés quelque part ? Avez-vous entendu parler d’eux ?

         – Non. La mer, hélas, les a sans doute emportés.

         – Les malheureux. J’avais raison. Vous voyez.

         – Vous avez surtout eu de la chance. C’est un miracle qu’on vous ait retrouvé. Vous pouvez remercier la providence monsieur… monsieur qui, au fait ? Je ne vous ai même pas demandé votre nom…

         – Lanec répondit le musicien. Je m’appelle Étienne Lanec.

 

 

Retour à Papeete

 

         À Papeete, personne ne reconnut le conscrit qui avait déserté deux ans plus tôt, tant il avait changé physiquement. On l’emmena à l’hôpital militaire. Les médecins l’examinèrent sous toutes ses coutures sans toutefois aller jusqu’à le disséquer. Ils inspectèrent chaque centimètre carré de son épiderme, analysèrent son sang et ses urines, radiographièrent son squelette et ses organes, jouèrent avec son système nerveux, mais ils ne lui trouvèrent rien. L’individu était en bonne santé – juste un peu maigre, ce qui n’était pas étonnant pour un métropolitain longtemps privé de steak-frites. Il ne présentait pas la moindre trace d’un quelconque effet des radiations. On le tortura quand même pendant quinze jours, parce que c’était le protocole, puis on se débarrassa de ce spécimen décevant.

         Une fois dehors, sans un sou en poche mais envisageant l’avenir avec optimiste car il se sentait définitivement libre de toute obligation militaire, il songea d’abord à retrouver Lisa, avant de se raviser. Que croyait-il ? Qu’elle était encore là, forcément, et qu’elle l’attendait sagement depuis presque deux ans ? Qu’il était le client exceptionnel, celui dont elle se souviendrait toujours ? Il passa la nuit adossé contre le mur d’un entrepôt du port, non loin du quai d’où il était parti, dans une vie antérieure, à bord de la Marie-Camille.

***

         Des ouvriers ponçaient la coque d’un grand chalutier sur le terre-plein. Une équipe se déplaçait sur un échafaudage branlant, une autre pataugeait dans les flaques que le quart précédent avait laissées après le décapage de la couche d’antifouling superficielle au Karcher. Le bruit des disqueuses était infernal. La poussière volait partout. L’installation électrique ne cessait de disjoncter. Il sembla au musicien que c’était un travail inhumain. Il poussa la porte de l’algeco qui faisait office de bureau de chantier et de vestiaire. Le contremaître accepta de le prendre à l’essai. On n’avait jamais assez de candidats pour les carénages.

         Il n’avait jamais travaillé. De longues études inachevées, puis l’armée, puis son séjour sur l’atoll ne l’avaient guère préparé à ce qui l’attendait : tenir une lourde ponceuse à bout de bras pendant des heures. Les dix premières minutes furent terribles. Il avait mal aux bras, mal au dos, mal au cou, mal aux jambes ; tous ses muscles le faisaient souffrir, y compris certains muscles dont il ignorait jusque-là l’existence. Il posa son outil. Autour de lui, ses camarades de misère continuaient à une cadence de robots insensibles aux vibrations. Il se remit à la tâche, et, à sa grande surprise, tint dix minutes supplémentaires en puisant dans son organisme une énergie insoupçonnée. Puis encore dix minutes, et ainsi de suite. Un camarade que les autres appelaient l’œil (il était borgne), lui offrit la moitié de son sandwich aux sardines à la pause de midi.

         – Tiens mon gars, ça ne te fera pas de mal. On dirait que tu sors de l’hôpital.

         – C’est le cas.

         À la fin de la journée, il était toujours en vie. Il n’avait pas décapé la moitié de la surface de tôle que doit décaper un homme-machine correctement réglé, le contremaître lui demanda pourtant de revenir le lendemain. Le lendemain, ses collègues se chargèrent de lui apprendre le métier. On était payés à la tâche, on ne pouvait pas s’encombrer d’un traîne-savate. Il s’adapta somme toute assez facilement. Son corps jeune réagissait bien, se remettait aisément des courbatures. À la fin du chantier, qui fut terminé en trois jours, il travaillait aussi vite que les autres. Il faisait désormais partie de l’équipe.

        – Ça aurait été plus rapide s’ils avaient sous-traité à une entreprise de sablage, dit l’œil.

        – Pour sûr, répondit le musicien qui ne savait absolument pas ce qu’était un sablage.

        – Ils ont eu peur de tomber sur un autre Alban.

        – ?

       – L’Alban, après le grenaillage, il n’en restait que de la dentelle. C’était la peinture qui tenait la coque.

       – Oh merde.

         L’œil cligna de l’œil, ce qui le rendit momentanément aveugle.

      – Je blague, mon gars. L’Alban n’était pas si troué... Les patrons nous font poncer parce qu’on est moins chers. Ils ont fait leurs calculs, faut pas s’inquiéter pour eux.

         L’équipe se reposa pendant quelques jours, puis il y eût d’autres chantiers, et pas seulement des carénages. Il y avait toujours à faire sur les bateaux.

      Le salaire était versé honnêtement, mais il ne suffisait pas à payer une chambre d’hôtel, même minable. L’œil, le musicien et quelques autres logeaient dans un baraquement que leur laissaient les patrons. Le musicien se satisfaisait de cette condition précaire. Pour la première fois de sa vie, il se sentait chez-lui. Il avait mérité ce toit de tôles ondulées par son travail, et l’œil était un bon camarade.

        Il effectua des démarches pour se procurer de nouveaux papiers, qu’il obtint dans des délais raisonnablement courts en termes administratifs. Dans son cas, les fonctionnaires se montrèrent arrangeants. Qu’un authentique naufragé (certifié par l’armée) eût perdu ses papiers en même temps que son navire, cela n’avait rien d’étonnant. Usurper l’identité d’un marin disparu était une idée excellente.

         Après le travail, l’œil et le nouveau Lanec échouaient souvent dans un bar du port qui faisait à la fois débit de boisson, tabac, épicerie et kiosque à journaux. La bière n’y était pas chère et présentait cette qualité remarquable de ne pas s’éventer, elle l’était déjà à sa sortie du fût. On pouvait donc la faire durer pendant des heures, le temps de reconstruire le monde ou de lire les revues invendues que le patron laissait sur les tables – magazines de bricolage et de jardinage (les pornos et les revues automobiles ne figuraient jamais dans ces rebuts).  Un jour, alors qu’ils venaient de s’asseoir, le regard du musicien se figea sur la couverture de Maisons et Jardins. Un grand barbu y posait, bêche à la main, devant un potager :

« Le capitaine Marek revient à la terre », disait la légende.

       – Tout va bien, mon ami ? demanda l’œil. On dirait que tu as vu le diable. Tu connais ce type ?

         – Le diable, non. Mais ce type, là, c’est un fantôme.

         Sur la photo, c’était Marge.

         Le musicien réfléchit à toute vitesse. Marge était vivant, manifestement. Or s’il l’était, il y avait de fortes chances que le vrai Lanec et Angelo le fussent aussi. Angelo, ce n’était pas un problème. Marge, alias Marek, devenu capitaine-courgettes (le musicien l’aurait plutôt vu poser pour une marque de boîtes de sardines) non plus. Mais le matelot Lanec, cette vipère… Ce matelot dont il avait volé le nom pouvait être là, en ce moment, à Papeete. Il savait ce qu’il lui restait à faire : fuir Tahiti, encore. L’histoire, idiote, se répétait. Ç‘était à croire que oui, vraiment, il avait la poisse.

 

 

Sérénita

        

         Sérénita (Odile Berger pour l’état civil) était ravie de récupérer la chambre de Lisa, la plus grande chambre de l’hôtel, la plus lumineuse – quand les volets étaient ouverts, ce qui était rare – et la plus confortable. On avait presque envie de l’utiliser pour se reposer. En même temps, le départ de Lisa la désolait. Il lui semblait que le peu de gaieté et d’insouciance que contenaient les murs de l’immeuble avaient disparu en même temps que son amie. Elle était partie en coup de vent, et « pour toujours ». Elle l’avait embrassée, lui avait glissé dans la main une lettre à remettre à un certain « musicien ». « Tu le reconnaîtras facilement, si jamais tu le vois. C’est un blondinet, assez mignon, qui ne se sépare jamais de sa guitare, sauf quand il l’oublie chez moi. » Elle s’était engouffrée dans le taxi qui l’attendait de l’autre côté de la rue.

        Sérénita fut soufflée quand elle ouvrit la porte de ses nouveaux appartements. Pour partir en coup de vent, Lisa était partie en coup de vent, c’était le moins que l’on pût dire. Le courant d’air avait éparpillé des vêtements partout, roulés en boule sur les étagères, étalés sur le lit, sur une chaise, par terre. Des vêtements dont Sérénita ne ferait rien, car elle n’avait pas l’intention de maigrir de trois tailles. La bourrasque, malheureusement, n’avait pas été assez puissante pour arracher la poussière gluante de nicotine qui couvrait tous les meubles. Sérénita se laissa choir sur le lit, découragée.

        – Merci Lisa, soupira-t-elle. Et en plus, tu me prends pour la poste restante.

          Elle posa la lettre au musicien sur la table de nuit.

         Puis la curiosité fut plus forte que Sérénita. Ce n’est pas bien, ce n’est pas bien se répétait-elle, ce n’est pas mon genre, mais elle ne put résister à la tentation d’ouvrir l’enveloppe. Elle lut :

         Musicien,

         Si tu lis ce ceci, c’est que je suis loin. J’ai rencontré quelqu’un. Je ne sais pas si je l’aime, mais il est gentil. Il vit en Suisse. Je prends l’avion ; je pars le rejoindre à Zurich. Sache, musicien, que je t’ai attendu pendant deux ans. Oui, Chaque jour. J’étais certaine que tu reviendrais. Mais maintenant…  Tu as trop tardé. J’écris ces mots en pleurant. Adieu.

PS : tu remercieras Sérénita, à qui j’ai confié cette lettre. C’est une personne sur qui l’on peut compter.

         Sérénita chiffonna le billet. L’amour… l’amour vous fait dire n’importe quoi, songea-t-elle.

         Alors qu’il traversait le quartier des docks, en route pour l’aéroport de Faaa, le chauffeur du taxi pila pour éviter deux misérables qui sortaient d’un bistrot en titubant, un borgne et un hippie dont les cheveux tombaient sur les yeux.

         – Fichus claudos, dit-il. Un borgne et un aveugle.

         – Les pauvres gens, murmura Lisa.

 

 

Sydney-Hobart

 

         Le matelot Lanec ne misait pas seulement sur la chance pour trouver un embarquement intéressant quand il arriva à Sydney, le temple de la voile dans l’hémisphère sud. Il avait déjà en tête une idée assez claire sur la façon dont il s’y prendrait. Pour commencer, il se débrouilla pour avoir accès au bar du yacht club. Ensuite, il passa plusieurs jours à écluser des litres de Victoria Bitter en écoutant les conversations. Quelques célébrités du milieu, des skippers renommés dont il avait vu les photos dans des magazines, fréquentaient régulièrement les lieux. Il n’était pas question d’aborder directement l’une de ces stars. Étienne le bonimenteur avait appris à connaître les limites de son pouvoir sur les gens. Le mieux, comme entrée en matière, était de choisir une cible parmi l’aéropage qui accompagnait les vedettes du cirque bleu, en évitant bien sûr les parasites, qu’il reconnaissait facilement. Il trouva sa victime avant d’avoir le foie détruit par la bière australienne.

         L’innocent s’appelait Tony Harwin. Il venait d’Hawaï. Il travaillait à Sydney, ainsi que sa cousine Maisy, chez un fabricant de mâts. Il était assez timide et parlait peu, mais quand il ouvrait la bouche, ce n’était pas pour dire n’importe quoi. Ce qu’il racontait sur ses navigations n’était pas inventé, et il était, vraiment, un équipier de Ballyhoo, l’un des plus beaux maxis de l’époque. Lanec, de son côté, avait perfectionné son jeu. Il se contentait de développer des sujets qu’il avait bien étudié – l’architecture des praos, par exemple – laissant juste entendre qu’il s’y connaissait autant sur bien d’autres questions. La partie était prometteuse, et elle commença à tourner à son avantage quand il entreprit de flirter avec Maisy Harwin.

         La chance intervint quand Tony tomba malade la veille de Sydney-Hobart, le grand rendez-vous annuel la voile en Australie, auquel devait participer Ballyhoo. Cloué au lit par une grippe, le malheureux Tony recommanda chaudement son ami au skipper. « Un français vraiment compétent. Il est incroyable. »  Les français avaient bonne presse à Sydney depuis les exploits de Tabarly et de son Pen Duick III en 1967, dans Sydney Hobart, justement. En outre, Lanec pesait tout de même soixante-quinze kilos. Ce n’était pas énorme, mais cela ferait toujours un peu de poids bienvenu quand il s’agirait de faire du rappel dans les filières – on gagnerait peut-être un centième de nœud. On l’inscrivit sur la liste d’équipage.

         On s’aperçut dès le départ de l’épreuve que la recrue ne valait rien pour manœuvrer les voiles immenses du grand sloop. Cela n’avait cependant rien de scandaleux : « les frenchies ont l’habitude de naviguer sur des petits bateaux », dit quelqu’un. Alors, on l’essaya à la barre. Les australiens avaient l’esprit ouvert, ils ne jugeaient pas un équipier avant de voir tout ce qu’il pouvait donner. Et l’on vit : Lanec barrait aussi facilement l’énorme Ballyhoo que s’il s’agissait d’un Optimist. Pour lui, c’était facile : il avait connu d’autres navires bien plus rétifs – dont, en particulier, une certaine Espérance. La longue carène passait à merveille dans les vagues si l’on savait caresser délicatement la roue. Et voilà, il était devenu une des personnes indispensables à bord du plus beau bateau du monde. Sur la vingtaine d’équipiers qu’embarquaient les maxis, ceux que l’on retenait pour barrer se comptaient sur les doigts d’une main ; la sélection était impitoyable.

         L’édition 1976 de Sydney-Hobart ne fut pas  la plus rude de l’histoire de cette course ; la mer de Tasman ne brisa pas son lot habituel de coques et de gréements. Ballyhoo, vingt-deux mètres, dessiné par Bob Miller, l’emporta en temps réel en un peu plus de trois jours. Piccolo, un trente-six pieds sur plans Bruce Farr, obtint la victoire en temps compensé.

 

 

Le Havre

 

          La petite coque tirait doucement sur ses amarres au gré des rafales qui balayaient l’anse Joinville. Le catway grinçait. Une drisse battait contre le mât. Soudain, le ciel s’obscurcit. Il était midi, mais il faisait presque nuit. C’était le début d’un coup de suroit.  Monnier alluma la lampe à pétrole qui équipait le carré de son voilier, un vieux Sylphe de six mètres cinquante qu’il avait acheté d’occasion et amoureusement retapé. Il y avait l’électricité à bord, mais il aimait la flamme vacillante de sa vieille lampe. Elle lui rappelait les temps d’autrefois, quand les batteries des bateaux de plaisance étaient toujours trop faibles et quand le sigle GPS ne signifiait rien, ces temps qu’il n’avait fait qu’effleurer lors de ses premières navigations – il était né trop tard. Le grain passa rapidement. Monnier éteignit la lampe, sortit, verrouilla la porte de descente, reprit la drisse mal étarquée et sauta sur le ponton. Il avait rendez-vous avec son ami Moinard au restaurant panoramique de la SRH.

        – Ah, vous voilà enfin, dit Moinard quand Monnier le rejoignit. Je commençais à me demander si vous ne m’aviez pas laissé tomber pour participer aux compétitions avec votre océan racer.

         C’était un jour de régate, comme souvent les samedis, au Havre.

         – Vous voulez rire ! répondit le propriétaire de l’océan racer. Vous me connaissez : ces promenades par faible brise ne m’intéressent pas. On met des heures à atteindre la bouée au vent, et, lorsqu’on y parvient, la balade est annulée.

         Produit à un peu plus de quatre cents exemplaires de 1964 à 1974, le Sylphe était l’une des plus anciennes grandes séries de bateaux  construits en polyester. Il avait connu quelque succès dans des championnats locaux, et c’était encore un merveilleux petit voilier de croisière, mais, en 2005, il n’avait plus rien d’une bête de course.

        Ils s’installèrent à leur place réservée, près d’une baie vitrée qui donnait sur la mer. Réserver au restaurant de la prestigieuse Société des Régates du Havre, fondée en 1838, n’était pas accessible au commun des mortels. Il fallait être sociétaire du club, au minimum, l’idéal étant d’appartenir, comme Moinard, au cercle restreint des seniors members.

         D’un coup, comme un flash, le soleil apparut entre les bancs de nuages qui couraient vers l’est et illumina la baie de Seine jusqu’au Cap de la Hève. Moinard saisit ses jumelles. Il les emportait toujours quand il venait déjeuner au restaurant panoramique.

         – Ça y est, je les vois, dit-il. Je vous comprends, Monnier. Ces régates par calme plat ne présentent aucun intérêt. Les concurrents se traînent.

         Les crêtes des vagues ourlaient de blanc la mer verte. Les pavillons accrochés aux bouées du parcours claquaient furieusement. Au près, la plupart des bateaux naviguaient au bas ris, trempant leurs équipages chaque fois que leurs étraves plongeaient dans les creux. Au portant, les spinnakers multicolores les envoyaient dans des embardées formidables, plats bords coincés dans l’eau, lorsqu’ils n’éclataient pas sitôt hissés comme les fusées d’un feu d’artifices. Le spectacle était magnifique.

        – Mon Dieu, comme ces voiliers sont laids ! s’exclama Moinard. Et leurs équipiers, avec leurs cirés fluo !  Tenez Monnier, prenez ma double longue-vue. Regardez-moi ça.

         – Merci. Ah oui ! Quelle scène révoltante !

         – N’est-ce pas ? Autrefois, on portait des blazers pour régater.

         – C’était plus seyant…

       –  Je ne vous le fais pas dire. Et on naviguait sur des Dragons, de mon temps. On en avait une belle flotte, ici. Vous n’avez pas connu ça, Monnier. Vous êtes trop jeune. Le Dragon, c’était autre chose que les baignoires en plastique que nous voyons maintenant. Une coque fine comme une lame. Une élégance folle. Le voilier des rois ! Le roi d’Espagne en possédait un. On fendait proprement la houle avec cette épée, mais il fallait savoir s’y prendre. Il n’y avait pas de cockpit auto-videur sur les Dragons. Une vague mal embarquée et on coulait illico.

         – Quelle belle époque.

         Selon Moinard, le glas de la belle plaisance avait sonné quand le petit 45° South, conçu par l’architecte néo-zélandais Bruce Farr, agé de vingt-six ans, était venu remporter en 1975 la quarter ton cup à Deauville. Avec son déplacement léger, son mât flexible comme une canne à pêche et son cul presque aussi large que son maître bau, 45° South ressemblait plus à un dériveur qu’à un yacht.

         Le serveur apporta le plateau de fruits de mer. Les compères se désintéressèrent des régates le temps de décortiquer tourteaux et étrilles. Quand ils eurent fini, Moinard reprit ses jumelles.

         – Ça commence à souffler un peu, annonça-t-il.

         La manche était désormais complètement blanche.

         – Et voilà, ils rentrent tous ! Je m’y attendais. Un peu de vent, et on abandonne. C’est ainsi aujourd’hui. Quelle pitié. Ah, de mon temps…

         Monnier hocha la tête. Moinard se tourna vers lui et dit :

         – Mais je vous ennuie avec mes vieilles histoires…

         – Vous ne m’ennuyez pas du tout.

         – Vous êtes un sacré menteur, Monnier.

         – Je suis votre ami.

         Ils commandèrent les cafés et les cognacs. Moinard alluma un cigare. Monnier tâta instinctivement la pochette de sa chemise, mais le paquet de Rothmans n’y était pas. Il avait arrêté de fumer (il fumait en cachette à bord du Sylphe, son tabac était rangé dans un tiroir sous la table à cartes).

       – À propos, où en êtes-vous avec vos propres souvenirs ? lui demanda Moinard. Vous m’avez dit que vous écriviez vos mémoires. J’ai hâte de les lire.

           – Eh bien… cela avance doucement. Je soigne le style.

           – Vous avez raison. Le style est primordial.

         En réalité, cela n’avançait pas. Monnier restait bloqué au premier chapitre de son œuvre, empêtré dans l’histoire de ce naufragé resté seul sur un atoll contaminé des Tuamotu. Il se heurtait sans cesse au même obstacle : son imagination.  Chaque fois, il ne pouvait s’empêcher d’inventer une suite aux aventures des marins de la Marie-Camille en prêtant un avenir à ceux qui étaient morts. C’était désolant. Il voulait écrire ses mémoires d’officier de la navale, pas un roman.

         Avec toute la déférence que l’on doit à un senior member, le serveur rappela gentiment à Moinard que l’on ne fumait pas dans l’établissement. Ils payèrent, sortirent, Moinard termina son cigare devant la façade de la SRH puis les deux amis se séparèrent.

 

Thomas Arfeuille

 

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Commentaires
T
Heu, pour en revenir au tango... je ne sais pas danser. Mais un petit tango panaché...
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A
...et donner à lire à Marc Villemain qui nous connait et qui fait partie de l'équipe dee 'Editions du Sonneur"<br /> <br /> J'ai même participer à un truc il y a belle...avec lui<br /> <br /> mais EMEUTE va tres bien et c'est une édition de coeur pour nous?
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T
Ah non, chez Émeute et Ris de mots, c'est parfait. C'est juste moi qui suis trop long, cette fois, pour Ris de mots. Aglaé a raison sur ce point... même si, cette grosse connerie de À l'estime, avec moins de 8000 mots, reste au format d'une nouvelle – ce n'est absolument pas un roman, et je suis bien incapable d'en écrire un, d'ailleurs. <br /> <br /> Je ferai plus court la prochaine fois, comme avec Étant donné, que tu peux publier ici, si cela te va (mais ce serait bien de publier avant des textes d'autres auteurs, je crois).
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T
Le Seuil, j'en ai fait mon deuil.<br /> <br /> Calman Levy, aussi. <br /> <br /> Gallimard, j'en ai marre.<br /> <br /> Chez Laffont, c'est des cons. <br /> <br /> Chez Arthaud, ils sont marteaux. <br /> <br /> Chez Latès, c'est tout un pataquès. <br /> <br /> Les Editions de Minuit, c'est trop tard.
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A
On peut envoyer à Pépito et à Hervé?
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A
Mon com a été avalé, je recommence;<br /> <br /> Le tres bo texte de Thomas est sans doute trop long pour un blog mais merci Dan de l'avoir posté si bien avec une illustration en accord parfait avec les mots<br /> <br /> J'ai tellement désirer le voir publier que je ne me console pas mais c'est personnel,je ne souhaite emmerder personne avec mes regrets<br /> <br /> Aglaé Vadet
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