"LE BOULON ANGLAIS" de Thomas Arfeuille
Le boulon anglais
Thomas Arfeuille
Samedi 27
En ce lieu règnent le calme et le silence, et ceux qui entrent baissent instinctivement la voix. Des images saintes couvrent les murs : une enseigne à l’effigie du bonhomme Michelin, des pages du calendrier Pirelli, un portrait de Steeve Mc Queen, une photo de James Hunt. Ces icones imposent le respect au visiteur.
Stephen Fournel ne peut cependant retenir un sifflement lorsqu’il découvre ma vieille Alfa, enfin restaurée, au milieu de l’atelier.
- Elle est magnifique ! On jurerait qu’elle sort de l’usine.
- Bah… j’ai fait de mon mieux.
Je me suis contenté de reconstruire le moteur et la boîte, de changer l’embrayage, de revoir les suspensions et le circuit de freinage, de poser un nouvel échappement, de décaper entièrement la carrosserie et de la repeindre, de remplacer l’habillage des sièges, de réparer le mécanisme de la capote, de passer des heures sur internet à chercher des accessoires « introuvables » tels que l’allume-cigare où le logo de la calandre. C’est à peu près tout.
Dimanche 28
Je me penche sous l’auto pour vérifier une dernière fois qu’aucune durite ne fuit, puis je la sors dans la cour. Il fait un temps superbe, c’est le moment ou jamais de l’essayer. Mais je suis sur le point d’éteindre la lumière de l’atelier quand j’aperçois, par terre, pile à l’endroit où elle était garée, un petit boulon. Or je suis certain qu’il n’y avait rien sous le châssis quand je me suis baissé. Il a dû tomber des entrailles de la voiture quand je l’ai déplacée… si l’on exclut, bien sûr, l’hypothèse selon laquelle un esprit malin très discret l’aurait posé là pendant que je cherchais la clef de contact dans un tiroir de l’établi. Était-il mal serré ? Je le ramasse, j’examine son filetage : un pas à gauche… Ce boulon est un boulon anglais !
J’ai du mal à y croire. On voit beaucoup de choses étranges sous les capots des Alfa anciennes, mais un anglais… c’est bien la première fois que j’en rencontre un.
Lundi 29
Je passe la journée à réfléchir. L’anglais pouvait aussi bien tenir une pièce sans grande importance qu’un organe vital. Ce serait trop risqué de faire rouler mon Alfa tant que j’ignorerai ce qu’il en est. Or, pour le savoir, il n’existe qu’une solution : la démonter.
Mardi 30
Stephen m’a appelé. Il a des ennuis avec sa 404. Cela vient probablement du carburateur. Elle fume, elle n’avance pas, elle s’étouffe, elle cale. Je lui ai dit de l’amener ce week-end. C’est moi qui lui ai conseillé de commencer par la Peugeot pour débuter dans la restauration d’anciennes. Un modèle sans souci, en principe.
Mercredi premier
Suis-je devenu sentimental ? Je contemple tristement mon italienne. Elle n’aura parcouru qu’une quarantaine de mètres, une vingtaine en marche avant, une vingtaine en marche arrière, et maintenant il faudrait que je la désosse, peut-être entièrement, elle, si belle – la plus belle voiture est toujours la dernière. Sans doute vaudrait-il mieux que nous nous séparions.
J’ouvre le casier, étiqueté « Saletés », dans lequel j’ai jeté l’Indésirable. Il ne s’est pas évaporé, hélas, cet affreux. J’aimerais tant qu’il disparaisse aussi mystérieusement qu’il est venu.
Jeudi 2
Non, je ne la démonterai pas pour la remonter ensuite. Pour l’avoir déjà fait une fois, je sais trop bien quel travail cela représente. Tout recommencer à cause d’un boulon qui se visse dans le mauvais sens… ce serait insensé.
Vendredi 3
Non, je ne déferai pas ce que j’ai fait.
Samedi 4
C’est décidé, je la démonte. Je démonte tout.
Je saisis une clé à molette gigantesque. Mes mains tremblent.
On utilise souvent des clés à molette (que l’on appelle aussi clés anglaises) dans les films d’horreur. La clé à molette de gros calibre constitue l’instrument idéal pour qui désire fracasser un crâne.
Dimanche 5
La radio braille dans l’atelier. J’ai réglé son volume au maximum. J’ai laissé la porte grande ouverte, mais je n’entends pas Fournel quand il arrive avec sa 404. Je suis très occupé à démonter des choses. Je ne remarque sa présence que lorsque je lève la tête. Il se tient, pétrifié, à l’entrée du garage. Bouche bée, les yeux écarquillés, il contemple une scène tragique.
Des morceaux de voiture sont éparpillés jusque dans les moindres recoins de mon antre. Ici, un triangle de suspension ; là, un phare crevé ; plus loin, les vertèbres d’une colonne de direction ; ailleurs, un pot d’échappement aplati à coups de masse ; sur l’établi, un bloc moteur dénudé vomissant de l’huile ; à côté, une culasse déformée, fêlée, sacrifiée ; partout, des bouts de carrosserie bosselés, martyrisés, découpés à la disqueuse. Et près d’un mur, aux pieds de James Hunt, gisent les restes lacérés de la capote de feu mon Alfa Giulietta spider. Un chat est venu faire ses griffes dessus pendant la nuit.
Thomas Arfeuille