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RIS DE MOTS
22 août 2022

"Résidence seniors" Aglaé Vadet

seniors

Résidence seniors

Aglaé Vadet

  

 

  J'ai pris l'ascenseur ce matin en compagnie d'une résidente de la maison, très vieille et que je ne connaissais pas encore.

 Comme j'avais été séparée de mon mari par les caprices des allées et venues du matin, je lui ai dit :

- On m'a volé mon mari !

Elle a répondu très vite, en riant :

- Il faut déposer une plainte.

J'ai su que la partie était gagnée ! Pourquoi gagnée ? et quelle partie au juste ? Je m'explique :

Nous sommes arrivés ici en Avril, le cœur un peu chargé d'entrer dans notre dernière demeure... mais dignes et courageux. Bien décidés à ne pas renoncer à une rigolade si elle se présentait... On est comme ça depuis toujours et nous n'allons pas changer à plus de quatre vingt dix ans ! Boudiou !

    Aucune difficulté pour nous installer dans les deux chambres contigües que la résidence nous avait octroyées... douche, lits l'un près de l'autre, livres, papier dessin et crayon ordinateur. C'était largement suffisant pour un couple qui fonctionne depuis plus de soixante ans. On s'arrangerait dans un trou de souris ! Les repas sont bons et plutôt trop copieux.

Vous vous dites, en me lisant que tout est pour le mieux ? Pas vraiment !

Le groupe de cinquante personnes de soixante dix à quatre vingt quinze ans qui résident ici et se croisent continuellement n'ont presque pas de relations. Cette maison plutôt sympa est un bloc de silence. Même à table, les uns en face des autres, ils ne parlent pas. J'en ai le cœur serré. Ils ont enterré au plus profond de leur mémoire tes tonnes de souvenirs qu'on pourrait partager. Si bien que leurs rares propos sont sans aucun intérêt : le temps qu'il fait, leur sommeil bon ou mauvais, leur âge, des allusions parfois à leurs enfants. Sans détails. Sans chaleur.

Plus triste encore, voici un échantillon de leurs dialogues :

- Vous vous souvenez de monsieur R. ?

- Oui... mort à 99 ans, juste avant ses 100 ans.

- Oui, c'était triste. Mais Madame F. a 97 ans.

- Bien malade la pauvre.

    Un petit groupe de femmes se parlent entre elles. Ce sont des femmes élégantes, venues des quartiers résidentiels, très bien élevées bien entendu, mais coupées des autres encore plus. Elles me saluent volontiers froidement mais me regardent comme un oiseau rare. Dès que je dis deux mots, je les choque... ça me fait rire intérieurement et j'essaie de pêcher les meilleures d'entre elles. Il y a une pépite parmi elles et je ne vais pas la rater...

    Disons tout net que ces respectables vieillards qui partagent la maison de retraite sont cul-pincés à l'extrême. Comment les déculpincer ? En tout cas, moi, je ne change pas d'habitudes ni de langage... je dis rarement : « bonjour madame », mais plutôt « salut » ou « boujou » le matin. Je ne dis pas : « je descends à l'épluchage des légumes, mais : « je vais aux patates ». Et si l'ascenseur est bondé, je leur dis qu'on est serré comme des rollmops. Personne ne m'en veut. Ils sont surpris plutôt que choqués... L'autre jour, l'un d'eux a rétorqué :

- De mon temps, on disait : « serrés comme des harengs », mais je trouve Rollmops plus chic...

Avant de regagner notre table le midi, je passe souhaiter bon appétit aux tables voisines, parfois en tapant sur la table pour capter l'attention... Pendant de longues semaines personne ne m'a répondu. Pas grave. Je referai la même chose demain.

C'est aux patates que mes couillonnades ont le plus de succès. Je déclare avec sérieux que j'ai soudoyé les syndicats pour obtenir un petit café pendant une pause. Ils ne me croient pas, Dieu Merci, mais c'est une idée qui les fait rire !

    Quelques mots pour les vieux camarades atteints, ici, d'une maladie d'Alzeimer. Ils sont entourés d'une compassion générale et silencieuse. Leurs vies absentes d'humanité rend chacun de nous fraternel... Ils errent dans les couloirs... perdus... L'un de nous les raccompagne jusqu'à leur chambre ou à l'accueil, s’ils sont radicalement naufragés dans la maison. Ils ne disent ni bonjour, ni merci, et ne nous distinguent pas les uns des autres, ça rend très modeste.

Anne, ma fille ainée, m'avait dit :

- A la visitation, maman, adopte un vêtement simple, large, long, un style de djellaba à la française. C'est mieux que les vêtements habituels qui moulent les formes du corps. A ton âge, c'est beaucoup mieux.

- Très bien. Achète ce qu'il me faut.

 Aujourd'hui, je suis bien contente avec quelques robes de très bon gout de couleurs vives ou, au contraire de teinte neutre et je souhaite intérieurement que cette manière d'habiller les dames élégantes à partir d'un certain âge soit adoptée dans  les résidences... Imaginez la différence des deux sortes de choix. Elles sont toujours pimpantes, et j'ai droit du matin au soir à « LA BELLE ROBE MADAME VADET ! »... ce qui me casse un peu les pieds à la longue !

   Les infirmières et  autres soignantes ne sont pas les dernières. Je ne renouvelle pas ici les compliments mérités que toute la France leur témoigne. Elles ont des métiers ingrats depuis des années qui demandent beaucoup de courage et d'amour. J'en reste là mais elles comprendront.

De jour en jour, je m'habitue à cette nouvelle maison et à la pensée de mourir là. Sans me priver de tout ce qui reste d'agréable dans ma vie. Sans oublier certains regrets - on en a toujours - mais aussi tout ce qui a été bon et heureux. Sans oublier les rires partagés avec ceux que j'aime.

   Ma plus vieille amie ici, presque centenaire est un exemple magistral. Ancienne universitaire, elle tricote sans lunettes et répond avec sagesse à toutes sortes de questions.

Je lui ai demandée :

- Y-a-t-il quelque chose que vous aimeriez faire ou voir ou entendre avant de mourir ?

- OUI. Une promenade en mer est organisée le mois prochain. Je désire juste faire ça.

 

Aglaé Vadet

 

 
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Commentaires
S
J’aime beaucoup ton texte Aglae ! Ton style est toujours intact.<br /> <br /> Bravo de résister avec ton humour en toutes circonstances…<br /> <br /> Je retrouve avec émotion l’ambiance de ces « maisons de retraite », à l’époque où mon père était un « résident ». C’est exactement ça !
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D
https://www.youtube.com/watch?v=KrQ0CkZENIQ&list=PLYmLBw62PArKx7YUCis3bBEHwHCJy9V9N
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A
MERCI Dan pour tes corretions et ta mise en page. Excellente illustration de ces deux vieillards qui marchent dans l'ombre ce ce qu'ils furent...<br /> <br /> Comment envoyer ce texte à Hervé Baudouy?
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