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RIS DE MOTS
18 août 2022

"Le général désarmé" de Thomas Arfeuille

soldat seul

 Le général désarmé

Thomas Arfeuille

           

         Le général soupira et laissa tomber son journal sur la table basse.

            - Avez-vous lu cet article ? demanda-t-il à l’ordonnance.

            - Quel article ?

            - À la frontière, rien de nouveau.

            - Je l’ai lu. Cet article ne nous apprend rien..

            - En effet. Mais c’est un bon résumé de la situation.

            - Certes.

            Le général ramassa le journal et l’ouvrit à la page des mots croisés. L’ordonnance reprit la lecture de son roman. Les deux hommes, qui étaient assis l’un en face de l’autre, gardèrent le silence pendant une dizaine de minutes. Puis le général soupira de nouveau et déclara :

            - Le désœuvrement est vraiment le pire ennemi du soldat. Vous ne pouvez imaginer à quel point je me morfonds ici, dans cet hôtel,  moi qui ai commandé les plus grandes armées. Je m’ennuie à mourir. Au fait, mon jeune ami, avez-vous pensé à commander ?

            - Moi ? Commander ? 

            - Avez-vous commandé notre déjeuner ?

            - Ah… oui. J’ai commandé des pizzas. Le livreur ne devrait pas tarder.

           - Très bien. Au moins, on ne mourra pas de faim. Ah, si vous saviez combien la solitude du commandant me pèse en ce moment. Rien n’est pire que d’être à la tête d’effectifs inactifs.

            - Ce doit être affreux. Dites, j’ai réservé pour ce soir une table chez ce Grec qui est près de la gare. Il a l’air très convenable…

            - Parfait. Cela nous fera une sortie. Ah, si vous saviez comme je m’ennuie ici ! Je me demande ce que je fais là.

            Des hordes de barbares – quelques bandes de pillards misérables, en fait –  rôdaient le long de la frontière et la franchissaient de temps à autre. On avait exhumé le général du bureau où il attendait la retraite pour le mettre à la tête d’une petite armée chargée de repousser les intrus. Cette petite armée était composée de soldats fatigués, voire très fatigués, mais on estimait que cette unité spéciale suffirait : l’ennemi paraissait peu redoutable. De toute façon, nous n’avions pas d’autre choix que ces soldats. Nous ne pouvions pas affaiblir nos forces opérationnelles, qui étaient déjà très occupées ailleurs, en les privant de leurs meilleurs éléments.    

             On avait installé le général et son aide de camp dans une chambre d’hôtel, à Kalemburg, et on avait établi le QG à proximité de l’hôtel, dans un hôpital désaffecté.  

                  - Je m’ennuie, je m’ennuie, répéta le vieux militaire. Savez-vous combien de fois nous sommes sortis depuis le début des opérations ?  

          - Combien de fois nous sommes sortis pour aller dîner au restaurant ? demanda l’ordonnance avec un petit sourire désarmant.

               - Mais non, voyons ! Quand je dis « nous » je parle de nos troupes. Savez-vous combien de fois nous sommes sortis pour affronter  les envahisseurs ?

               - Je dirais… une dizaine de fois.

               - Huit fois, exactement. Huit fois en huit mois.

               - Cela fait peu.

             -  Je ne vous le fais pas dire. Et si, au moins, ces couards acceptaient de se battre quand nous les rencontrons enfin ! Mais non. Ils fuient dès qu’ils voient nos canons.

              - L’ennemi se montre peu coopératif.

            - Tout à fait. Bon, certes, ces pauvres diables ne possèdent pour toutes armes que des vieux mousquets, alors évidemment…

             - Ils devraient acheter un meilleur équipement.

             - Bien dit. En attendant, moi, je m’ennuie terriblement. Moi qui suis un homme d’action.

            Le général se renfonça dans son fauteuil, et, cet élan pris, il se leva en s’appuyant sur les bras du siège puis il traversa la chambre et ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon. Il alluma une pipe. L’ordonnance le rejoignit et alluma une cigarette. Du balcon, les deux hommes jouissaient d’une belle vue sur les toits de la ville. Il faisait un temps superbe et les innombrables clochers de la cité se découpaient avec précision sur un fond de ciel rigoureusement bleu azur.

             Kalemburg est une ville magnifique, qui mérite d’être visitée. Comme beaucoup de villes frontalières, elle a connu de multiples influences culturelles, et son architecture présente une diversité remarquable. Kalemburg est en outre une station thermale réputée.

            On entendit des chants et des cris, puis on vit surgir, en haut de la rue, un petit groupe d’officiers débraillés qui venaient de l’hôpital-QG.

            - La voilà ma belle armée de bras cassés ! S’exclama le général. Tous ivres, et il n’est pas encore midi.

            Les soldats reconnurent le général lorsqu’ils passèrent devant le balcon, et ils le saluèrent (de façon assez peu réglementaire). Le général se raidit et leur rendit, impeccablement, leur salut. Sur son uniforme, de chaque côté du col, les quatre étoiles de son grade (il avait été un magnifique chef d’état-major) brillaient discrètement, comme deux petites constellations lointaines.

            Les individus reprirent en chantant leur chemin vers les plaisirs de la ville basse. Ils chantaient :

                                   « Ah qu’elles sont jolies les filles du po-ort

                                   Irina, Marcelle, Éléonore… »

            « C’est cela… marmonna le général. Huit mois qu’ils sont  là, et ces imbéciles n’ont pas encore réalisé qu’il n’y a pas de port à Kalemburg. Quelle tristesse.

            - Ces hommes ont perdu la raison, monsieur.

            - Ah, vous l’avez remarqué ?

            - Je n’ai pu faire autrement.

           - En même temps, je comprends ces hommes. Il y a de quoi devenir fou, ici, à attendre, à attendre… et je me sens moi-même horriblement seul, ces derniers temps, seul à essayer de garder mon sérieux, seul à en devenir fou.

            - Oui, je vois. La solitude du commandant.

            - Ah… vous me comprenez…

         - Parfaitement. Je vous comprends parfaitement, monsieur, moi qui pourtant n’ai jamais commandé que des pizzas.

 

Thomas Arfeuille

 

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Commentaires
T
Eh bien, j'aime cette chanson « déplacée » de Francis Blanche. Je trouve que cela va bien avec le texte car, en fait, je me suis plus ou moins inspiré pour l'écrire de l'ambiance qui règne dans « Le Joueur », de Dostoïevski, ce merveilleux petit roman où l'on trouve, entre autres personnages gratinés, un sacré général très décalé.
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T
J'adore la photo du soldat flûtiste. elle illustre parfaitement le texte.
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A
ce général un peu particulier me fait penser au"général à Vendre" e Francis Blanche , tres particulier lui aussi?<br /> <br /> Dan, avons nous droit à la chanson,<br /> <br /> Il y a sans doute un youtube qui traine quelque part.<br /> <br /> Agla
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