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RIS DE MOTS
8 novembre 2022

20° sud de Thomas ARFEUILLE

  voilier

20° sud

Thomas ARFEUILLE

        

         Portée par une longue houle et poussée par une brise d’ouest inhabituelle, la Marie-Camille progressait au sein d’une brume tenace qui interdisait toute observation au sextant. L'horizon avait disparu quand on avait doublé les ïles du Duc de Gloucester et n'était jamais réapparu depuis. L’équipage la Marie-Camille naviguait à l’estime.

         « Nous avons tenu un cap constant plein est, disait le patron Louis Marge. Nous sommes donc un peu au nord du vingtième-parallèle. Pour ce qui est de la longitude, voyons… cela fait quarante-huit heures que nous filons huit nœuds, d’après le loch… donc nous sommes là (il désignait un point sur la carte).

      –  La Marie-Camille ne peut pas dépasser sept nœuds objectait le matelot Lanec. Nous sommes trop chargés. Notre loch est faux.  

         –  Mon bateau est plus rapide que vous le croyez, Lanec, répondait Marge.

         – Bon... Disons que nous avançons à sept nœuds et demi. En étant optimistes.

         – Sept nœuds et demi ? Admettons. Nous sommes donc ici (Marge montrait un point situé plus à l’ouest que le précédent). Il nous reste encore de l’eau à courir.

         Et la Marie-Camille poursuivait sa route à une certaine vitesse. Marge et Lanec étaient conscients du risque qu’ils prenaient en continuant ainsi, à l’aveuglette, vers les Tuamotu orientales, ces atolls dont les côtes basses sont difficiles à repérer, même par temps clair. Mais quoi ! On avait des marchandises à livrer, et, pour une fois que l’on n’avait pas à lutter contre l’alizé d’est sur ce parcours, on n’allait pas mettre en panne à cause d’un peu de brouillard en attendant d’y voir mieux. La Marie-Camille devait ravitailler les îles tous les six mois, et, tous les six mois, les îliens scrutaient impatiemment le large.

          « Nous prenons des risques inconsidérés », plaisanta Lanec, bravache. « On devrait prévenir le passager. On devrait lui dire d’enfiler un gilet de sauvetage. » Marge dévisagea Lanec mais ne lui répondit pas. Angélo, le mécanicien de la Marie-Camille, assistait au débat. Il pensait que la machine qu’il entretenait, sa machine, pouvait donner huit nœuds et demi, au moins, mais il préférait se taire car il n’avait pas envie de se faire taxer d’idéaliste par le jeune Lanec. Quant au passager, on n’allait pas lui demander son avis. Ce n’était pas un marin, et, de toute façon, il somnolait sur une couchette du poste avant, ce qui constituait son activité principale depuis qu’on avait appareillé.  

          On ne savait pas qui était réellement le passager. Il avait embarqué à Papeete et payé cash son voyage « vers les îles lointaines ». C’était tout ce que l’on savait de lui. On l’appelait tantôt le passager tantôt le musicien, parce que l’on ignorait son nom et parce qu’il avait emporté une guitare. Il jouait parfois de son instrument, mais à part ça il n’emmerdait personne. Alors peu importaient quels motifs l’avaient conduit à mettre son sac à bord. Si l’on commençait à se poser ce genre de question sans intérêt, on aurait aussi bien pu se demander pourquoi Lanec, qui évoquait sans cesse avec nostalgie sa Bretagne natale, était venu vagabonder en Polynésie, où il n’avait ni famille ni ami. On aurait pu se demander si Angélo s’appelait vraiment Angélo. On aurait pu se demander si Louis Marge était vraiment un capitaine breveté. Au temps de cette histoire, dans les mers du sud, on accordait à chacun le droit d’être qui il voulait et d’en garder le secret. On n’essayait pas de savoir ce que les autres cherchaient ou fuyaient sous les tropiques. Chacun menait ses affaires à sa guise.

         Ce fut Lanec qui devina le premier l’imminence de la catastrophe. « Écoutez, dit-il, écoutez ! » Comme il était le plus jeune, son ouïe était plus fine que celle des autres. Angélo baissa le régime du moteur jusqu’au ralenti afin d’en atténuer le vacarme. Tous purent alors entendre un grondement sourd qui venait du fond de la brume, droit devant. Les brisants !

         « Ça alors », dit Louis Marge.

          J’avais raison, songea Angélo. On marchait bien à huit nœuds et demi, sinon la côte ne serait pas déjà là.  

         Au large, la houle n’est pas dangereuse. Elle n’est que la signature d’une tempête lointaine. Elle présente parfois des vallées et des sommets impressionnants, mais elle ne déferle pas. Il en va différemment à l’approche de la terre, quand la houle révèle toute sa puissance en explosant sur les hauts fonds.

         Il fallait agir vite. On relança le moteur et Lanec mit la barre à tribord toute pour virer. Mais le moteur cracha une fumée noire puis se tut, et la Marie-Camille partit à la dérive. Angélo se précipita dans la cale. Il entreprit de taper de toutes ses forces, avec une masse, sur le carter de la machine fumante. En tant que docteur en mécanique, Angélo était un partisan des remèdes puissants. Le bloc fut fendu après deux minutes de ce traitement et vomit son huile dans les fonds. « Ah, ferraille ! », s’exclama le mécanicien. « Tu me lâches, maintenant, ingrate ! » Marge rejoignit Angélo et ne put que constater le décès du patient.

« Quelle saleté ! » se contenta-t-il de remarquer en dérapant sur l’huile. « Il y en a partout.»

         Les deux hommes regagnèrent le pont, où Lanec les attendait sourire aux lèvres – un petit sourire très énervant.

           « Alors là, bravo, dit le matelot. Beau travail, Angélo. Tu dois être satisfait du résultat de ton opération, docteur-moteurs.

         – Oh, ça va, marmonna Angélo.

         – Non, cela ne va pas. Cela ne va pas du tout, comme c’est souvent le cas avec toi, voilà ce que je pense.

         – Précise tes pensées, petit.

        – Tu as bien tapé ? Tu as bien cogné ? Tu as tout détruit ? Tu ne sais faire que ça, de toute façon. Et maintenant, grâce à toi, le moteur est mort. Et nous… nous sommes dans de beaux draps.

         Un éclair passa dans les yeux noirs d’Angélo. « Tu ne connais rien à la mécanique de précision, mon jeune ami » répondit-il en serrant les poings. Marge intervint. « Allons, mes amis, ce n’est pas le moment de vous quereller, dit-il, diplomate. Cherchons une solution pour nous sortir de ces draps. C’est urgent. Quelqu’un a-t-il une idée ? »

         On discuta, dans l’urgence. L’un voulait mouiller l’ancre, qui, si elle avait croché, par miracle, n’aurait pas tenu une minute dans la houle. L’autre pensait que le mieux à faire était d’alléger au maximum la coque pour passer sans trop de dommages au-dessus des récifs. Il suffisait pour cela de jeter par-dessus bord ce qui était lourd et encombrant, en commençant par l’individu qui voulait utiliser l’ancre. Puis Lanec, dont l’oncle Éric Lanec avait remporté en mille neuf cent soixante-six une régate de dériveurs dans la rade de Brest, émit une proposition qui paraissait sensée : « Envoyons de la toile, dit-il. Ensuite, on pourra manœuvrer. »

         Certes, la Marie-Camille était ce que l’on appelait une « goélette », mais, en Polynésie, on appelait alors « goélette » à peu près tout ce qui flottait et commerçait entre les îles, et toutes ces goélettes naviguaient presque exclusivement au moteur. La Marie-Camille n’échappait pas à la règle. Elle avait conservé de son gréement d’origine deux moignons de mâts, dépourvus de leurs flèches, qui ne servaient plus que de grues pour charger et décharger le fret. La Marie-Camille n’était plus un voilier. L’idée de Lanec était stupide ; on la suivit cependant car on n’en avait pas d’autre. On fouilla les coffres du navire, et la seule voile que l’on trouva était un foc piqué de moisissures. On décida de l’envoyer, mais on le hissa à l’envers, point d’amure en haut, point de drisse en bas. On s’énerva. Quand on parvint enfin à établir correctement le pauvre triangle de tissu, Lanec reprit la barre et essaya de lofer. Mais, sans grand-voile ni misaine, manquant cruellement de toile et en particulier de toile sur l’arrière, la Marie-Camille refusa de venir dans le vent.

         Les dangers n’étaient plus qu’à une encablure. On voyait maintenant, à travers la brume, les dents blanches des brisants. « Nous sommes perdus », dit  Marge. « On va taper », hurla Angélo. Lanec perdit son sourire.

          Un rouleau immense prit la Marie-Camille par la hanche et l’envoya s’écraser sur le platier.

***   

         La violence du choc sauva les hommes. Projetés haut sur le rivage, ils ne furent pas déchiquetés par le récif corallien. Ils furent assommés, mais ils reprirent vite leurs esprits, se comptèrent et constatèrent que tout le monde était là… sauf… le passager !

          La Marie-Camille, éventrée, était échouée à une vingtaine de mètres des rescapés. Angélo courut vers l’épave en criant : « Passager ! Passager ! Musicien ! » Le capot du poste avant se souleva, et l’on vit surgir une tête ornée de cheveux blonds frisés. Le passager, vivant ! Ce ne pouvait être que lui, ou, si ce n’était pas lui, il s’agissait d’un fantôme très ressemblant.

« On est arrivés ? », demanda l’apparition.

         Un bref tour d’horizon suffit aux hommes pour comprendre où ils se trouvaient. C’était un atoll minuscule, désert, elliptique. « On croirait une image d’Épinal », remarqua le musicien.

« Tout à fait », confirma Lanec, qui avait retrouvé son sourire narquois. « Épinal, vingt degrés de latitude sud. » En réalité, l’îlot était situé juste un peu au nord du vingt-deuxième parallèle, alors que l’on était pensait longer de près le vingtième. Un courant non répertorié avait-il fait dévier de sa route la Marie-Camille ? Une masse métallique quelconque chargée avec la cargaison avait-elle faussé le compas ? Louis Marge savait-il lire une carte ? Tout était possible, rien n’était certain. Tant d’évènements inexplicables se produisent régulièrement en mer.

         La marée baissait. On en profita pour récupérer tout ce que l’on pouvait dans les entrailles de la goélette avant le retour des vagues : boîtes de conserves, matériaux de construction, outils, des choses qui pouvaient être utiles à la survie sur une île déserte… et l’on récupéra même des choses qui ne serviraient à rien : un grille-pain, des raquettes de tennis, un tambour de lave-linge, des pneus de mobylette... L’essentiel, hélas, manquait : l’eau. Les réservoirs de la Marie-Camille s’étaient brisés lors de l’impact sur le récif, et, hormis quelques caisses de bière et de whisky tahitien, on ne trouva aucun liquide potable à bord.

         « Sans eau, nous allons mourir de soif », annonça Louis Marge, prévoyant.

         « Il paraît que l’on peut trouver de l’eau douce sur les atolls », dit alors Angélo. « Une lentille, à quelques décimètres sous la surface du corail. »

         « Ah oui ? »  fit Lanec.

         – Oui. J’ai entendu parler de ça. On devrait essayer de percer le sol, pour voir. On ne sait jamais… »

         Lanec fouilla dans le tas d’outils que l’on avait sauvés et en extirpa une barre à mine qu’il tendit à Angélo.

« Tiens, dit-il. Tiens, mon ami. Perce. Tape. »

***

         En janvier de l’année 1973, une frégate de la marine française mouilla au large d’un petit atoll des Tuamotu et mit à l’eau un Zodiac. Trois hommes équipés de combinaisons et de masques à gaz qui les faisaient ressembler à des cosmonautes embarquèrent sur le pneumatique et rejoignirent l’îlot. Ils avaient pour mission de recueillir des échantillons de la flore et de la faune dont on analyserait la radioactivité. L’atoll faisait partie d’un archipel proche de Mururoa, il s’agissait d’un endroit intéressant à étudier. Les trois hommes mirent pied à terre près du squelette d’un bateau d’une trentaine de mètres dont il ne restait que la quille en chêne ainsi que quelques membrures, les restes de sa cage thoracique de baleine en bois. Puis ils aperçurent à l’intérieur de l’atoll, au bord du lagon, une cabane. Ils allèrent voir. La masure était construite de bric et de broc, tôles ondulés, bâches, restes de planches de navire, un peu de tout. Ils entrèrent et découvrirent un homme très barbu qui dormait sur une couche faite de vielles palettes et de feuilles de cocotiers, au milieu d’un capharnaüm – outils, boîtes de conserves vides, bouteilles vides… il y avait même une raquette de ping-pong, un panier de basket, un fer à repasser, des sacs de ciment, une guitare espagnole dont la table était fendue et à laquelle il manquait deux cordes.

          L’un des masques donna un léger coup de pied au naufragé. Lorsque celui-ci ouvrit les yeux, il eut un mouvement de recul et se recroquevilla sur coin de son lit. Ça y est, pensa-t-il vraisemblablement. Je suis devenu fou. Je vois des hommes de la lune. Puis il se réveilla complètement et dit avec un calme merveilleux : « Bienvenue, messieurs. Je vous prie de m’excuser pour le désordre. Je ne reçois pas souvent. »  

         Sitôt à bord de la frégate, le naufragé dévora le repas qu’on lui offrit. Puis il raconta son aventure au second du bâtiment, homme qui s’intéressait beaucoup aux anecdotes maritimes car il écrivait à ses moments perdus des nouvelles dans ce genre. Il comptait les publier, un jour, quand il aurait atteint l’âge de la retraite.

         Et là, quelle histoire ! La brume. La route hasardeuse « le long du vingtième parallèle » de la Marie-Camille. Le naufrage….

         Vingt degré sud, et ils échouent sur cet îlot, tout juste au nord du vingt deuxième parallèle, après seulement deux jours de navigation à l’estime ? Ils étaient complètement perdus, se disait le second. Une erreur de deux degrés de latitude, en si peu de temps de navigation, et même si l’on se dirige entièrement au pif, c’est impressionnant, c’est remarquable, c’est passionnant.

         La suite du récit du naufragé était tout aussi intéressante. La vie sur l’atoll avec ses trois compagnons d’infortune – la recherche d’eau potable, la pêche dans le lagon quand la réserve des conserves sauvées de l’épave fut épuisée, la récolte des noix de coco que l’on éclatait à coups de masse, la chasse aux crabes des cocotiers, les jours et les jours qui s’empilaient et se ressemblaient tous…

« Heureusement, mes compagnons et moi nous entendions fort bien, nous étions comme des amis, alors ça allait. »

          Et puis le départ de ces amis qui, lassés d’attendre indéfiniment les secours, avaient embarqué à bord d’un canot qu’ils avaient bricolé avec des restes de la Marie-Camille. « Quand j’ai vu la petite voile qu’ils avaient taillée dans un vieux foc disparaître à l’horizon, j’ai eu un pincement au cœur. »

          « Mais pourquoi n’êtes-vous pas parti avec eux ? demanda le second.

      – Eh bien, j’avais un mauvais pressentiment.

      – Un mauvais pressentiment ?

      – Oui. Voilà tout. Au fait, avez-vous entendu parler du capitaine Marge et ses deux équipiers ? Sont-ils arrivés quelque part ?

     – Je crains que non. Personne, dans toute la Polynésie, n’a entendu parler d’une telle affaire. Je suis désolé. La mer, sans doute, les a emportés.

      – Ah, quelle poisse.

          Mon naufragé a eu un bon mauvais pressentiment songea le second. Un mauvais pressentiment salvateur. Mais c’est étrange, tout de même. Bien sûr, il ne pouvait pas savoir que son atoll faisait partie d’une zone interdite depuis les essais à Mururoa, alors, oui, il pouvait encore espérer qu’un bateau viendrait un jour, mais en même temps, quel marin, après s’être morfondu pendant des mois sur un caillou désolé, n’aurait pas tenté sa chance, avec ses camarades, de s’en évader ? Oui, c’est étrange. On dirait que mon naufragé n’avait pas envie de retrouver la civilisation. Que s’est-il vraiment passé sur cet atoll ? On ne le saura  jamais. Je tiens là un bon récit, en tout cas, et j’en tiens déjà les mots de la fin : «Certaines histoires de mer, comme certaines îles, sont plus belles quand elles restent mystérieuses. »

         « Eh bien, vous, mon ami, vous avez eu de la chance. On ne passe pas souvent ici, voyez-vous, dit le second au naufragé. Félicitations monsieur… ah, je ne vous ai même pas demandé votre nom !

         – Lanec, répondit le musicien de la Marie-Camille. Je m’appelle Étienne Lanec.

Thomas Arfeuille

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Commentaires
T
Elle est déjà dans le miroir du télescope. Toute petite, spatialement discrète. On la verra mieux dans... un certain temps.
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A
La chute sera la queue de la cmète?,,
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T
Pour l'instant, j'ai juste un plan sur la comète.
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A
C'est commencé???ou c'est comme la lune???
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A
Moyen....c'est pas bo C'est d'accord!!!<br /> <br /> Mais pas médiocre,...interdit!!!
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T
Bon. Un roman moyen.
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A
Boudiou! ERGOTE
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A
N'ergte pas!<br /> <br /> Un petit roman peut être grand et un grand...petit<br /> <br /> ...
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T
Un roman ? Un tout petit, alors.
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T
On laisse tomber« tombée et levée », mon jeu de mots pourri avec la brume. Il suffit d'écrire : « l'horizon avait disparu quand on avait doublé les ïles du Duc de Gloucester et n'était jamais réapparu depuis. » Tout simplement.
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